Libération, 12 mars 2009, par Frédéric Boyer
Le corps a ses raisons
Méditations. En emportant Bergounioux et Descartes en Hollande.
J’ai emporté le récent petit livre de Pierre Bergounioux avec moi dans la montagne et je l’ai lu pendant une semaine sous une neige totale. J’avais pris aussi un exemplaire des six Méditations métaphysiques de René Descartes, puisque le livre de Pierre Bergounioux est une évocation de ce gentilhomme poitevin, scientifique et philosophe, que j’ai souvent imaginé marchant seul dans la nuit de Leyde en Hollande, résolu d’aller lentement, et d’écrire « sa métaphysique ».
J’aurais pu relire le Discours sur la méthode, mais j’ai préféré ces méditations, rédigées en latin entre 1639 et 1640, à Leyde, et qui paraîtront à Paris une première fois en août 1641. Ces années-là, Descartes perd coup sur coup sa fille de 5 ans, Francine, et son père, Joachim. La plus poignante de ces méditations est la seconde : « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses, je crois que rien n’a jamais existé des mensonges de ma mémoire… » Au commencement, l’homme est un dormeur mélancolique. La réalité ne lui apparaît que dans un demi-sommeil comme des ombres trompeuses. Essayez, nous propose Descartes au seuil du monde moderne, caché et endeuillé dans une petite chambre au nord de l’Europe, exercez-vous à méditer, à vous penser dans votre solitude de res cogitans, chose pensante. Et voilà bien la racine la plus profonde de ce que nous appelons l’Europe : l’humanité comme chose pensante. Celle qui affronte les fantômes de la raison humaine, et les ombres de la folie, pour découvrir progressivement sa liberté et son unité.
Rempart. Le livre de Pierre Bergounioux nous entraîne dans une sorte de bref précipité historique de l’Europe, écrit comme un vertigineux travelling qui nous fait passer de l’Empire romain, de la lente christianisation de l’Occident, à cette chambre en Hollande au XVIIe siècle dans laquelle résonne la voix obscure et libre d’un penseur d’un genre nouveau. « Qu’est-ce donc que je suis ? » Interrogation à la naissance du sujet moderne, avec plusieurs visages possibles, plusieurs humanités, et saisi par des catégories ambivalentes. Ce large mouvement ramassé et tendu comme une corde fait apparaître une souveraineté nouvelle : celle de la raison privée qui s’interroge sur elle-même et le monde. Or n’est-ce pas, aujourd’hui, notre dernier et unique combat dans cette Europe à la fois réunie et divisée, dans ce monde où prolifèrent les obscurcissements sauvages et déraisonnables, des fanatismes religieux ou économiques ? Celui qui médite éprouve la résistance du corps dans le travail de la raison. « L’esprit humain, écrit bizarrement Descartes, est réellement distingué du corps et même plus aisé à connaître que lui. » Se penser, explique-t-il, c’est affronter cette séparation d’avec notre propre corps et sans laquelle notre corps ne serait pas à nous… On n’aura pas suffisamment remarqué combien le possessif devient le rempart fragile et nécessaire de notre raison contre le doute et la folie…
« Eau du doute ». Comme autrefois saint Augustin et la confessio, Descartes se livre à un exercice ancien qu’il renouvelle radicalement : la meditatio. Étymologiquement, méditer, c’est prendre soin. La meditatio latine était un exercice de préparation d’un discours. Elle devient ici une expérience littéraire et philosophique pour prendre soin de cette communauté anonyme qui, à chaque pas dans la vie, se heurte à l’insurmontable limite qu’est l’existence pour elle-même. Ou prendre soin de soi comme pensée. « Il faut sans cesse que je me plonge dans l’eau du doute », écrira beaucoup plus tard Wittgenstein. Pour tracer une voie de libération paradoxale. Et, comme l’expliquera génialement Proust, à la fin de la Recherche, et en digne héritier de Descartes, pour sauver une vie, il faut « partir des erreurs, des illusions, qu’on rectifie peu à peu ». Proust dira même qu’il s’agit d’une façon originale de raconter une vie, propre à Mme de Sévigné et à Dostoïevski. Commencer par l’erreur et lui substituer la vérité. On comprendra alors ce qui s’est joué de radicalement neuf dans cette petite chambre en Hollande : notre raison. Parce qu’il se peut bien que nous ayons aujourd’hui condamné notre raison à l’isolement et à la folie.