Politis, 26 mars 2009, par Christophe Kantcheff
Un pays de raison
Pierre Bergounioux montre dans un maître-livre, Une chambre en Hollande, comment Descartes ne pouvait concevoir sa philosophie qu’en exil, aux Pays-Bas.
Il y a des « romans-fleuves » qui ressemblent surtout à des lacs étales d’ennui et de conventions. A contrario, il est des livres de quelques pages – L’homme assis dans le couloir, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier… – qui s’imposent au lecteur par leur amplitude, par leur charge implosive d’échos et de sensations. Une chambre en Hollande, de Pierre Bergounioux, fait partie de ceux-là. Ses 51 pages sont tout bonnement vertigineuses.
En général, les livres courts entrent sans attendre dans le vif de leur sujet. Une chambre en Hollande le fait aussi, et pourtant Descartes – auquel ce livre est consacré – semble bien loin a priori. Le texte commence en effet avec une certaine hauteur de point de vue, comme si Pierre Bergounioux avait besoin, pour atterrir dans les Pays-Bas du XVIIe siècle avec Descartes, de s’élancer d’un promontoire chronologique bien plus ancien – l’Antiquité –, d’où il pourrait observer un territoire plus large : l’Europe. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Une chambre en Hollande développe une approche de l’histoire sur la longue durée qui fait songer à l’école historiographique des Annales, dont l’un des illustres représentants, Fernand Braudel, est d’ailleurs cité. À l’inverse, une accélération foudroyante en fin de phrase peut opérer un survol d’une vingtaine de siècles.
Le trajet auquel invite Pierre Bergounioux est donc conséquent, mais aussi fulgurant et très savant. Qui connaît son journal sait que Pierre Bergounioux est un lecteur avide et éclectique. Mais son érudition est ici au service d’une passionnante enquête spéculative, d’où l’imagination est loin d’être exclue, destinée à résoudre l’énigme au cour du livre : pourquoi Descartes s’est-il exilé en Hollande pour écrire son Discours sur la méthode puis ses Méditations ?
Cette question paraît secondaire ? Elle ne l’est pas. Elle permet notamment d’interroger cette idée a priori admise que « rien n’est plus indifférent à [l’occupation de penser] que l’endroit où l’on s’y adonne ». Autrement dit Descartes n’aurait-il pas pu faire la même chose en restant dans son pays, la France ? Exactement comme Shakespeare en Angleterre (à moins que ce ne soit le chancelier Bacon, soupçonné par ses contemporains d’être l’auteur d’Hamlet and co) et Cervantès, dans sa Castille, où il faisait naître son chevalier à la triste figure, que Bergounioux réunit, avec Descartes, dans un même élan de désenchantement du monde et d’ incertitude essentielle ».
En ayant parfois recours à des auteurs postérieurs – ainsi a-t-on la surprise de croiser Alain-Fournier et son Grand Meaulnes, qui atteste à quel point un paysage familier influence les êtres, ce qu’a précisément fui Descartes pour n’être qu’un esprit pensant –, Pierre Bergounioux prend toutes les libertés pour approcher ce que fut la vérité de l’auteur des Méditations. Il le montre basculant dans la nécessité de philosopher, qui n’était pas d’emblée sa vocation, et par là même, parce que sa réflexion exige « le séjour retranché, la vie abstraite, presque exclusivement méditative », celle de s’exiler dans le seul pays possible pour « expérimenter l’aptitude de l’homme à former des pensées vraies, à se rendre, du même geste, “comme possesseur et maître de la nature” : les Pays-Bas ».