Transfuge, avril 2009, entretien réalisé par Oriane Jeancourt-Galignani

« Toute conscience est arrachement et douleur »

 

Une chambre en Hollande est un hommage à Descartes. Il retrace la vie du penseur jusqu’à la rédaction du Discours de la méthode, aux Pays-Bas, où il s’est exilé. Un ouvrage érudit et poétique sur la naissance du rationalisme en Europe.

 

Les frontières de la connaissance sont infinies. Seul un homme fou, exilé dans un pays inconnu, osera les défier. Ce téméraire d’à peine 30 ans, c’est Descartes. Au cour du XVIIe siècle, fuyant l’absolutisme de Louis XIV, le philosophe se réfugie à Amsterdam où il s’apprête à faire la plus éminente découverte intellectuelle de cette fin de la Renaissance : le « cogito ». Rien n’existe hors de la pensée, rien n’est plus réel que cette capacité du « je » à penser le monde qui l’entoure. « La raison est la seule chose qui nous rend hommes », écrit-il dans son Discours de la méthode. Au-delà des discours dominants, religieux et politiques, le jeune Français a trouvé là, dans cette phrase d’une pure simplicité, l’origine de notre commune humanité, la pensée. En énonçant le « cogito », Descartes lance des siècles de philosophie qui, de Emmanuel Kant à Edmund Husserl, vont forger notre civilisation rationnelle. Comment ne pas partager l’hommage rendu par Pierre Bergounioux à ce penseur de l’absolu ? Dans Une chambre en Hollande, l’écrivain quitte les chemins rocailleux de sa Corrèze natale pour tenter de cerner, au plus près, l’énigme Descartes. Celle d’un homme qui se hisse hors du commun, mais qui est aussi le pur produit de contingences historiques : pas de Descartes sans Montaigne, pas de Montaigne sans État-nation, or pas d’État-nation sans la guerre des Gaules… Bref, tout est lié dans l’enchaînement méthodique qui voit émerger, à la Renaissance, une domination de la pensée européenne sur le monde. Dans cet essai d’histoire de la pensée, Pierre Bergounioux, ancien disciple de Barthes, frère de plume de Faulkner et, selon nous, un des écrivains à la plus belle prose de son temps, retrace, avec la pugnacité de l’érudit, la naissance de notre rationalité contemporaine.

 

Transfuge : C’est inattendu de vous voir penché sur le destin de Descartes… L’écrivain que vous êtes n’a-t-il donc pas de méfiance vis-à-vis de la philosophie ?

Pierre Bergounioux : Au contraire ! La subjectivité peut faire l’objet d’une approche conceptuelle. On peut adopter, vis-à-vis du fait subjectif, une attitude qui l’objective. C’est l’immense mérite de celui que je tiens pour le plus éminent philosophe du XXe siècle, Edmund Husserl, que d’avoir essayé de tirer au clair, dans la lumière de l’évidence, une subjectivité que, certes, nous vivons dans la confusion des affects, mais qui n’est pas moins assujettie à des lois. Je crois à une approche totale de la condition humaine, qui réunirait tout ce qu’on appelle les sciences humaines, c’est ce que j’ai tenté de faire avec Descartes…

 

Dans Une chambre en Hollande, vous tentez d’élucider en romancier le mystère de la naissance de la pensée rationnelle…

Oui, et en même temps je me suis appuyé exclusivement sur les données vérifiables de l’Histoire. Je me suis tenu aux faits en m’efforçant de voir dans quelle mesure cet homme était comptable de la totalité de ce qui le précédait et de ce qui l’environnait : une puissante tradition rationaliste qui est à l’œuvre à cette époque dans l’Europe occidentale, ce que l’historien Fernand Braudel appelle le « trend » rationnel et en même temps l’éveil de l’Europe occidentale comme sujet de l’Histoire, ce moment de bascule qui voit la pointe occidentale du continent eurasiatique, la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, engendrer de nouvelles structures politiques, celles des États-nations dont les initiatives vont changer la face du monde et aboutir aujourd’hui à ce qu’on appelle l’occidentalisation de la planète, cette mondialisation qui va aboutir à la démocratie libérale, la production en régime capitaliste et le développement indéfini de la physique moderne. Le destin de Descartes et son œuvre sont une contribution essentielle à la formulation du projet rationnel européen. Sa vie est inintelligible si on ne la rapporte pas à ce mouvement qui emporte, à partir de la fin de la Renaissance, toute l’Europe.

 

Descartes n’est-il donc qu’un pur produit de l’Histoire ?

Nous sommes tous des produits de l’Histoire ! Vous êtes, je l’imagine, passionnément attachée à l’égalité, le spectacle de l’inégalité vous blesse, moi aussi. Vous avez une passion rationnelle aux choses, il ne se peut pas que cette table entre en lévitation sous vos yeux, ce serait un scandale. Vous ne croyez pas aux fantômes, vous avez été formée dans un univers culturel qui exclut du cours des pensées un certain nombre de choses et qui au contraire a posé un certain nombre de choses comme absolument nécessaires : vous êtes un sujet rationnel. Non parce que vous êtes constituée comme telle mais parce que les principes de l’éducation que vous avez reçus font de votre personne une citoyenne égalitariste, rationnelle, et du monde, une entité vide régie par les pures lois de la causalité mécanique.

 

Une vision métaphysique de l’Histoire qui se rapproche de la pensée de Hegel…

Oui, Hegel est celui qui tire les enseignements de la précipitation du mouvement de l’Histoire et qui admet, comme premier principe de sa philosophie, la distinction cartésienne entre l’esprit d’un côté, et le monde de l’autre. Hegel est impensable sans Descartes ! Les Allemands qui, au XVIIIe siècle, n’ont pas réalisé leur unité territoriale sous la domination d’un État central, sont frappés d’impuissance, or quand vous ne pouvez pas agir, vous pensez.

 

Vous montrez aussi comment préexistait à Descartes, une pensée du « moi » qui a permis au philosophe de faire la découverte du cogito… Pourquoi fallait-il que Montaigne ou Shakespeare précèdent Descartes ?

Le sujet de la connaissance est une quintessence du « moi ». Il faut qu’il y ait d’ores et déjà un « moi », une intériorité réfléchissante, pour que de ce rayonnement intérieur se détache la froide posture d’un sujet dépassionné qui considère toutes choses comme assujetties au principe de causalité. Il fallait que le « moi » jaillisse. Or, ce jaillissement ne pouvait arriver que sous la contrainte politique. C’est au moment où la violence est confisquée par l’État centralisé français qu’une pensée du « moi » fait son apparition. Comme l’a montré Max Weber, tout État existe pour monopoliser la violence physique. Nous avons délégué à l’État notre capacité de destruction. Or, de ce fait, nous sommes obligés de réformer notre économie pulsionnelle. Ce n’est donc pas un hasard que l’éveil du « moi » soit contemporain de la mise en place de structures étatiques. C’est ce que dit Shakespeare dans Roméo et Juliette« : le malheur des deux amants vient du fait que leurs deux familles patriciennes refusent de déléguer leurs capacités de violence à l’État. Alexander Bain, philosophe écossais du XIXe siècle, disait : « La pensée, c’est un acte retenu et une parole ravalée. » Je crois à cela.

 

Descartes, Français héritier de Shakespeare, est hébergé par la Hollande. Et, là-bas, il fait naître la grande pensée rationnelle européenne. Votre livre est-il un hymne à l’Union européenne ?

Même un hymne à l’État planétaire ! Oui, je crois en l’Europe, elle s’imposait comme seul remède à l’horreur sans nom. Le 8 mai 1945, l’Europe s’est réveillée, souillée après le crime qu’elle avait perpétré. Quatre siècles de développement de la Raison pour aboutir à ça ! Oui, il faut faire l’Europe. J’ai trouvé merveilleux que dès le début du XVIIe le siècle, des esprits libres, téméraires, mettent à profit l’espace européen pour conduire librement leurs pensées. Le royaume de France ne permettait pas à Descartes de penser aussi loin, est parti dans la liberté des Pays-Bas.

 

L’exil de Descartes en Hollande était-il nécessaire pour forger une pensée neuve ?

Au XVIIe siècle, en France, la scolastique continue de dominer la Sorbonne et de peser sur les cervelles. S’il est vrai que toute conscience est arrachement, douleur, il se peut qu’elle réclame, pour s’épanouir, la froide terre de l’exil.

 

C’est aussi un exil intérieur auquel Descartes parvient, est-ce cela que vous admirez chez le philosophe ?

Oui, il s’est avancé aussi loin qu’il est permis dans cette contrée de la pensée qui a longtemps pâti de l’autorité religieuse ou politique. Descartes réussit à écarter tout ce qu’il est : noble, français, tourangeau. En revanche, il considère que sa capacité de penser constitue son être. Autrement dit, son être réside dans l’aptitude qui est la sienne de se représenter distinctivement toute chose. Ça force l’enthousiasme, non ? Dès les années 1620, dès ses 22 ans, il part en Allemagne. Autour de lui, la froide nuit continentale. Et là, il trouve la seule certitude de son être, la pensée. Autre chose d’exaltant chez Descartes : regardez les premiers mots du Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée. » Cette déclaration enferme une idée essentiellement démocratique : chaque homme possède tout ce par quoi on est homme, le bon sens. Il se fait le dépositaire de tout ce dont chacun se revendique. Il est là en accord avec cette passion française qu’on appelle l’égalité. Comme si, ce qu’un siècle plus tard les Français se sont efforcés de réaliser sur le plan politique, était déjà à l’œuvre dans les méditations solitaires d’un garçon qui quitte la mère patrie afin de pousser aussi loin qu’il est permis l’examen de ses pensées.

 

Un parcours proche du vôtre en un certain sens. Vous avez raconté, dans la plupart de vos romans, votre enfance en Corrèze, un monde décrit comme néolithique, précartésien. Comment êtes-vous sorti de cette obscurité de l’ignorance ?

Il y a deux mondes en France : Paris et le reste. Crétin rural que je suis, j’ai vu le jour à cinq cents kilomètres de Paris. Par chaque kilomètre, vous remontez le temps d’un siècle. J’ai vu le jour en 1949, en Corrèze. Autour de moi, on entendait le dialecte d’Oc. Nous vivions en autarcie, ensevelis dans l’ombre archaïque, moyenâgeuse. J’ai vécu dans un monde sans texte. J’ai eu de la chance, ma mère était bachelière et avait l’habitude de lire, elle m’emmenait à la bibliothèque. J’escomptais de cette bibliothèque qu’elle renfermerait un livre qui m’expliquerait qui nous étions. Les adultes ne m’avaient jamais donné une explication de notre monde. J’ai cherché ce livre, mais je ne l’ai pas trouvé, nous vivions une vie dépourvue de légendes. En revanche, les livres que je lisais me renvoyaient toujours à des univers inconnus. J’avais l’impression de vivre au passé, comme si le passé avait survécu à lui-même et avait étendu sur nous son ombre funèbre. Comme si nous ne vivions pas. Je me heurtais à un mur qui me disait : tu n’avanceras pas, tu n’iras pas, tu ne seras point, tu es condamné à rester enseveli dans les plis de la terre. Alors, lorsque l’heure fut venue, je me suis dit que j’allais briser les sceaux apposés sur le vif de notre expérience et demander rétrospectivement aux choses du commencement : quelles raisons y avait-il à ce que vous me demeuriez obscures, donc nuisibles ? À ce moment-là, je me suis senti comptable de nos existences, de nos expériences.

 

Comme Descartes, qui relie les choses à la pensée, vous avez choisi, vous, de relier les choses et les mots…

Oui, je souffrais que les choses demeurent sans nom. J’avais, premier de ma lignée, bénéficié d’études prolongées. Je m’avançais dans le monde, non plus tel que l’avaient fait mes prédécesseurs, mais porteur d’exigences d’être fixé sur ce qui se passait. J’avais la farouche résolution d’y voir clair dans une existence qui m’était demeurée trop longtemps obscure. C’était à moi de tirer du néant ce livre que j’avais tant cherché. Comme le disait Gide, « À 6 ans, nos vies sont faites. » Une chose est de vivre, une autre est de tirer nos vies dans cette dimension seconde de l’esprit. Bien sûr, on peut très bien passer sa vie dans une sorte de crépuscule de la pensée, ne s’inquiéter de rien. Mais l’Histoire a fait naître en nous cette exigence de porter dans la pensée ce qui nous arrive dans ce que l’on appelle, la réalité. Ou, pour le dire autrement, nous nous accommodons de la réalité autant qu’elle est tout entière investie par la pensée.

 

Ne reculez-vous jamais devant l’ampleur de la tâche intellectuelle que vous vous êtes fixée ?

Si, bien sûr, comme le disait Héraclite, « Nul homme n’explorera jamais en totalité le pays de son âme. » Ce Grec du VIe siècle av. J.-C. nous laisse cette maxime. Il percevait qu’un vieux dieu jaloux n’a pas souhaité que nous nous connaissions réellement nous-mêmes. Il est difficile, éprouvant, désespérant de se confronter à cette impossibilité. Mais, sur le modèle de Descartes, il faut livrer bataille, surtout contre ceux qui voudraient nous laisser dans les vallées ténébreuses de l’ignorance et de la servitude. Il n’est pas écrit que nous l’emporterons, mais si l’on juge qu’il vaut la peine d’y voir clair, alors allons-y, quelque souffrance qu’il en coûte.

 

Si vous deviez écrire un nouveau livre sur un philosophe, quel pourrait-il être ?

Tous méritent un tribut de notre reconnaissance ! Nous autres, qui sommes provisoirement les derniers, devons rendre hommage à ces figures d’excellence dans les peuples des morts, dont la voix continue de nous parvenir et de nous réconforter. Ces voix nous désespèrent aussi car elles nous font sentir qu’il est vain d’ajouter quoi que ce soit. Oui, je pourrais écrire un million de biographies, ils sont un million dont je puis dire qu’à un moment ou à un autre, ils m’ont tendu une main secourable. Je leur suis profondément redevable de leurs clartés. Vous savez, il y a vingt ans, tremblant comme un amoureux, une rose rouge à la main, je me suis pointé devant la tombe numéro 11 du cimetière de la Dorotheenstrasse à Berlin pour déposer ma petite fleur sur la tombe de Hegel. L’occasion m’était ainsi offerte de m’acquitter d’une grande dette que j’avais vis-à-vis de l’inventeur de la philosophie de l’Histoire. Je sais bien que Hegel, lui, s’en moquait éperdument !