Transfuge, mai 2016, par François Bégaudeau
Si d’un individu vous commencez la biographie par son suicide, vous savez ce que vous obtiendrez : que par effet rétroactif l’aura sépulcrale de cette fin rejaillisse sur chaque moment antérieur ; que les faits les plus anodins contiennent et annoncent en quelque manière ce dénouement tragique ; que chaque détail soit commué en augure, chaque soupir en prescience. Repassant les étapes de cette vie maudite, vous zoomerez sur des portraits en noir et blanc pour cerner les marques de la décision déjà prise. Vous ajouterez des points de suspension à des propos insignifiants pour les lester d’une charge prémonitoire.
Après avoir si bien restitué l’amplitude vitale de Courbet dans La Claire Fontaine, David Bosc n’aurait su donner dans cette téléologie nécrophile. Pourtant, Mourir et puis sauter sur son cheval commence par la défenestration, à Londres, d’une certaine Sonia A. Tout y est pour que le récit des vingt-trois années qui ont précédé décline un divorce originel, et dûment soldé, entre une existante et l’existence, à l’unisson de l’article authentique du Sunday Express daté du 8 septembre 1945 et reporté en ouverture : « Sa curiosité morbide pour la psychologie et le déséquilibre mental que lui avait causé une liaison amoureuse ont conduit à ce destin tragique… Une performance : tous les mots clés de la liturgie ramassés en une phrase. La téléologie du suicide est une littérature d’entrefilet.
Le « Journal de Sonia » inventé par Bosc et qui s’ouvre après le récit des derniers instants de son auteure supposée ne parle pas cette langue. Que les choses soient claires d’emblée : « Je n’ai pour la mort aucune curiosité. » Ma curiosité ne va pas à l’extinction du vivant mais à sa profusion. Aux « flocons de neige qui ont des dizaines de noms répertoriés ». À la « joie pure », qui « doit être en œuvre dans la métamorphose ». La joie, a-t-on bien lu. Pure.
La psychologie de la future suicidée n’est pas celle d’un ange écorché par les griffes du réel ; c’est la psychologie matérialiste, et qui sous-tend une éthique selon laquelle la joie est dans la prolifération, et la tristesse dans la restriction. La tristesse est dans Freud, dont la lecture donne à Sonia (à David) « l’impression de visiter une capitale des antipodes sous la conduite d’un fonctionnaire de l’administration coloniale » ; elle est dans les quartiers bourgeois de Londres « dont le silence est construit, surveillé, protégé, à la façon d’un coffre-fort » ; dans la langue dite maternelle, « serpent qui entrave les tout petits enfants » si on ne l’étaye pas d’autres idiomes.
La tristesse, c’est le confinement. C’est se limiter, se séparer. C’est l’homme, ce bourgeois de la Création qui, « affligé d’un autisme qui le prive du rêve de la fougère, de la science du galet, de l’humour du hanneton », a dressé des murs entre lui et le grouillement vital. C’est l’individu indivisible. C’est quiconque se forge une identité. Inversement, quand « il n’y a pas de moi, pas de ça, pas de Sonia, il y a des larves d’hirondelle ». Sonia, qu’on dit folle, a cette ambition raisonnée de redevenir un lieu de passage, et le simple vecteur d’un appétit immense, cosmique ». D’où son désir on ne peut plus sensé d’être piquée par ces animaux seringues qui font le don de « substances agissantes, porteuses de fièvres, de délires et de mutations ». D’où son goût on ne peut plus sain pour la dévoration, « une de nos dernières cérémonies », car manger un animal, c’est un peu en être un, c’est restaurer un système d’échanges, de fusions, de contaminations, dont la caresse d’un caniche par une main humaine fait modèle : « Ces deux corps-là s’hybrident à merveille, les doigts plongent dans les poils, sans y penser, comme on se passe la main dans les cheveux. » Sans y penser, c’est important. S’oublier est le préalable si l’on veut apprendre ou réapprendre « à se mêler, à se diluer », afin de n’être plus ni une ni deux, mais fragmentaire et multitude, enceinte non d’un enfant, mais d’un essaim ».
Bosc rappelle qu’en des temps préhumanistes, « se défaire » signifiait se tuer. L’objectif est celui-là. Se dé-faire – abjurer en soi l’homme fait. Se dé-composer. Se dé-figurer comme le poisson qui fendant l’eau la gobe et la recrache pas les ouïes. Se liquéfier. Se déformer, pour échapper à cette malédiction qui veut qu’on soit « contrainte dans une forme dont je ne veux pas qu’elle soit toujours la mienne ». Échapper au permanent. Se fondre dans l’éternité liquide.
Un livre fort dérègle l’ordre du récit majoritaire ; reformule le monde ; en recode les algorithmes. Quatre-vingts pages suffisent à celui-ci pour requalifier le fait divers. Mais tout était dans le titre. Sonia ne s’est pas tuée : elle s’est jetée par la fenêtre. Elle s’est dissoute dans l’air. S’est dispersée, comme des cendres joyeuses. La transfiguration est accomplie : la mort est une naissance ; est « l’éventration scandaleuse, ravissante, d’une chrysalide » ; est un miracle si on appelle miracle « la libération fortuite de ce flux primordial que l’on conspire à endiguer ». Rêvée par Bosc, Sonia a enfourché le suicide pour qu’il la propulse dans le vivant.