Le Temps, 19 mai 2016, par Éléonore Sulser
«Se mettre à la place de l’autre est difficile»
Mourir et puis sauter sur son cheval vaut à David Bosc, l’auteur de La Claire Fontaine, le Prix Michel Dentan 2016, la plus belle des distinctions romandes. Il la reçoit ce jeudi.
David Bosc a déjà parcouru « la piste aux étoiles » – l’expression est de lui – avec La Claire Fontaine (Verdier, 2013), beau roman sur les derniers mois du peintre Gustave Courbet au bord du Léman, qui paraît en poche ce mois. Les Goncourt l’avaient sélectionné, il avait remporté le Prix Marcel Aymé et le Prix suisse de littérature. Superbe parcours pour ce natif de Carcassonne (1973), éditeur chez Noir sur Blanc, traducteur, écrivain, installé à Lausanne. Et voilà que Mourir et puis sauter sur son cheval (Verdier) reçoit le Prix Michel Dentan 2016, plus importante récompense littéraire romande, remis ce jeudi au Cercle littéraire de Lausanne.
Il est de nouveau question dans ce livre d’une artiste, Sonia Araquistain, bien moins connue que Courbet mais à la jeunesse brève, fiévreuse, folle, désespérée et incroyablement vivante dans le Londres de la Seconde Guerre mondiale. « Je pensais que, peut-être, certains seraient déçus de ne pas retrouver l’énergie heureuse de la baignade dans le lac Léman, dit David Bosc. Ayant poussé très loin dans cette vitalité heureuse, des voix me ramenaient du côté de l’insatisfaction, d’un sentiment de séparation, d’incomplétude. Il n’y a pas, pour autant, de pulsion de mort, dans Sonia. Le rapport au monde est compliqué mais il n’y a ni rejet, ni haine de soi. Sonia aime passionnément le réel. »
Que signifie le Dentan pour vous ?
C’est un prix qui ne fait pas beaucoup de bruit, un peu secret. Quand je vois la liste des lauréats, j’y trouve une qualité littéraire qui se maintient. J’y vois aussi des amis. En ce moment, on parle beaucoup d’un livre qui critique l’accueil des Français en Suisse. Voilà douze ans que je suis ici, eh bien, j’ai l’impression d’avoir été accepté. Et beaucoup de gens que j’aime, dont j’admire le travail, sont dans la liste du Dentan : Michel Layaz, Yvan Farron, Daniel de Roulet, Frédéric Pajak, Antoinette Rychner, Philippe Rahmy… Il y a là une bande d’auteurs à la fois accessibles et de grand talent. Les rejoindre me touche.
Mourir et puis sauter sur son cheval est, comme La Claire Fontaine, inspiré d’un personnage réel, peintre…
Mes deux premiers livres, Sang lié et Milo (Allia, 2005 et 2009), avaient une forte composante autobiographique. Courbet a représenté une grande respiration. Ne plus parler de soi. Avoir un sujet extérieur. C’était nécessaire, même si on se met soi-même partout ; et que, comme le dit Giono, on s’ajoute à ses sujets. Plus on s’ajoute, plus on fait du roman. Pour Sonia, j’avais très peu d’éléments. Cela a fonctionné un peu comme ces expériences de chimie, à la petite école, où l’on fait une électrolyse. On plonge une pièce de monnaie au fond d’un bac, le courant passe et toutes les particules viennent s’agréger sur la pièce. Je détourne l’attention vers quelqu’un d’autre – ce n’est plus moi – mais cet autre va condenser beaucoup de choses, ce qu’on peut penser, ce qu’on a aimé chez d’autres, ce qu’on a lu.
Cette fois, le « je » est féminin…
Le français a cet avantage que quand on conjugue au féminin, ça se sent tout de suite. Cela produit un effet de réel auquel, moi-même, j’ai commencé à croire. En anglais, cela aurait été plus difficile. L’accord au féminin est idéal, il donne une musique. Après, de toute façon, c’est se mettre à la place de l’autre qui est difficile.
Comment travaillez-vous ?
J’écris par fragments. Ce sont des unités très denses, que je peux ensuite adapter, changer de personnage, de temps, d’époque. Je travaille sur de petits formats. Le plaisir d’écrire est là. Puis, le travail consiste à construire un livre en assemblant les morceaux. Parfois un fragment écrit pour un projet différent va très bien fonctionner à un endroit donné. Pour Courbet et pour Sonia, c’était pareil.
Cela à avoir avec la poésie ?
Presque plus personne ne publie de poésie, mais on sait que notre goût pour elle n’a pas disparu. Donc elle passe ailleurs. Nous sommes très nombreux à la fourguer en contrebande dans des romans, dans des films.
Il y a dans vos deux livres une dimension politique, un amour immodéré de la liberté ?
Oui, toujours. C’est de là que je viens. Mon premier livre publié, alors que je terminais mes études à Aix-en-Provence, est un essai sur un anarchiste, Georges Darien, auteur d’un magnifique roman, Le Voleur. J’ai aussi traduit un gros volume de correspondance de Swift (Correspondance avec le Scriblerus Club, Allia, 2005), qui, politiquement, m’a beaucoup plu.
Vous êtes éditeur, cela compte dans votre travail ?
J’édite de la littérature étrangère. Je travaille avec des traducteurs, je publie des livres qui ont déjà été choisis par des éditeurs dans un pays donné. Nous publions dans la littérature du monde ce qui nous intéresse, mais on ne rejette personne. On ne fait pas retravailler des textes. Écrire me serait plus difficile si j’aidais des gens à accoucher d’un livre. D’autant que je rends des manuscrits finis, et que ne laisse entre personne dans les cuisines.