L’Indépendant, 24 avril 2016, par Serge Bonnery

Être-ensemble ? « Bien souvent, le collectif ne tient pas sa promesse »

Dans L’épreuve du collectif, le philosophe Gilles Hanus, spécialiste de Lévinas, s’interroge sur les différentes manières de vivre ensemble. Un travail précieux en ces temps troublés.

Faut-il penser comme Schopenhauer qu’être ensemble est un « pis-aller » ?

Chacun de nous est d’abord lui-même, c’est-à-dire ce que personne d’autre ne saurait être à sa place. Chaque existence singulière a une saveur propre pour qui la vit, et la saveur des autres existences m’échappe nécessairement. Pourtant, chacun est plongé dans des tas de relations. L’être-ensemble est donc un fait, y compris pour celui qui, isolé, se désole d’en être exclu. Mais ce fait, nous pouvons le vivre de diverses manières.

Par exemple?

Dans bien des cas, les ensembles auxquels nous appartenons ne font pas l’objet d’un choix. Nous en sommes, voilà tout, et nous y tenons un rôle que nous assumons ou qui nous pèse parfois. Dans mon livre, j’interroge les différentes formes de l’être-ensemble. Elles ne sont pas toutes des pis-aller, mais certaines le sont parce que l’appartenance à un collectif semble nous donner une existence plus vaste et, en un sens, nous justifie. Mais ce dépassement de soi peut être illusoire.

Pourquoi?

Parce qu’en se fondant dans la masse, on finit par perdre sa propre saveur. C’est ce que j’appelle le conformisme. Certains adoptent une autre attitude qui consiste à revendiquer leur singularité face au collectif. C’est ce que j’appelle l’aristocratisme. Je montre les limites de ces deux attitudes qui ont en commun de ne pas penser le rapport de l’homme au collectif. La première parce qu’elle choisit le collectif contre l’homme, la seconde parce qu’elle fait le choix contraire.

Passer du « je » au « nous » est tout l’enjeu du collectif. En quoi ce passage est-il une épreuve?

Tout groupement d’hommes donne une certaine image de ce que pourrait être une réelle communauté. C’est la promesse du collectif. Mais bien souvent le collectif ne tient pas sa promesse. Voilà l’épreuve : ce passage d’une promesse à une déception. Maintenant, je ne pense pas que cette déception constitue le dernier mot. Il faut parvenir à rappeler au collectif sa promesse pour lui éviter de s’ossifier.

Quel rôle peut jouer le dialogue ?

C’est par le dialogue que la philosophie, en tout cas sous sa forme socratique, a pensé le lien entre sujets. Solitaire, l’âme ne saurait se tenir à l’écart des autres car la pensée implique l’interlocution. La vérité n’est pas un bien dont on pourrait jouir seul, elle n’éclot que sous le coup des questions qu’un autre m’adresse ou de celles que nous nous posons ensemble. D’où l’importance de la figure de l’enseignement pour concevoir ce que Lévinas appelle la sociabilité. Il y a dans le face à face du dialogue quelque chose qui rend plus difficile l’identification diffuse au collectif, parce que je ne peux dialoguer sans être présent à ce que je dis et à ce que l’on me dit. On y sort donc de sa fondamentale solitude sans céder à l’ivresse de l’appartenance collective.

Le livre analyse l’être-ensemble du point de vue économique et politique. Et vous semblez en tirer un constat d’échec. Qu’en est-il ?

Les collectifs économiques (le marché) et politique (Parti, société, Etat) ont produit une indiscutable déception : les crises auxquelles nous sommes confrontés le montrent suffisamment. On peut le regretter, mais cette nostalgie empêche de nouvelles formes, inédites, d’éclore. Pour cette raison, je me méfie des postures nostalgiques, quelle que soit leur forme.

L’étude commune

La communauté d’étude est, selon Gilles Hanus qui le démontre dans son livre, une voie possible vers le collectif. « Étudier ensemble », dit-il, « c’est susciter des espaces communs de réflexion ». « L’étude commune », poursuit-il, « permet de redonner aux collectifs une certaine vigueur en les poussant à accomplir ce qu’ils promettent. A défaut d’éclairer le monde dans sa totalité, elle permet de multiplier les sources de lumière »… Tous les ans au mois d’août, en prélude au Banquet du livre de Lagrasse, Gilles Hanus dirige un séminaire de philosophie. « L’esprit du séminaire, c’est susciter une telle communauté d’études », explique-t-il. « Hommes et femmes de tous horizons se retrouvent autour de textes dont la compréhension s’effectue collectivement. Chacun est requis dans sa singularité, mais celle-ci est immédiatement exposée aux autres. Ainsi, chacun, quelle que soient par ailleurs ses opinions, fait l’épreuve d’un dialogue en acte, qui le force à penser plus loin qu’il ne le ferait seul ».