Jérusalem Post, 8 juin 2016, par Noémie Benchimol
Un autre regard
L’étude peut redonner un sens au collectif
La pensée occidentale possède une longue tradition de mépris envers le peuple, la masse, l’humanité, les autres. Qu’on pense à ce mot sublime et terrible de Fernando Pessoa : « Mais qu’ai-je à faire, dans mon quatrième étage, de ce fatras de sociologie. Tout cela est vécu en songe, comme les princesses de Babylone, et s’occuper de l’humanité est tellement, tellement futile – simple archéologie du présent. »
Gilles Hanus, philosophe qui ne craint pas de se dire disciple, retourne ce solipsisme de Pessoa pour en faire un ordre du jour, un programme. Faire l’archéologie du présent, regarder et penser ce « fatras de sociologie » sans le repli aristocratique sur un soi enflé. Sans non plus se noyer dans les injonctions creuses au « vivre ensemble », qui se saoulent de leur bonne conscience. Plutôt penser le collectif à partir de l’ontologie, des catégories de la philosophie. Une telle entreprise intellectuelle de déprise du bruit de l’actualité pourrait sembler à certains par trop philosophique, comprenez masturbatoire. Mais elle acquiert une singulière urgence si on se rend compte que sans ce détour par l’aridité des catégories de l’être, on ne s’en sortira pas. C’est en ce sens que le philosophe parle d’épreuve du collectif : « Je nomme épreuve une situation critique, au sens ancien du terme, qui est aussi son sens médical : qui débouche sur la mort ou la guérison. »
Convoquant très peu d’auteurs et quelques rares citations bien choisies, toujours pour faire avancer le raisonnement et jamais pour l’ornement, le philosophe, spécialiste de Lévinas et disciple de Benny Lévy, se demande comment peut advenir une collectivité à partir de la solitude de l’un. Comment créer du collectif alors que guette le danger de la Terreur ? « C’est toute la dialectique sartrienne du groupe en “fusion” qui mène au serment et à la fraternité “terreur”, chacun se révélant au final être un traître potentiel, prêt à détruire par son action dissolvante le groupe, qui de ce fait trouve le ressort de son maintien à l’être dans le lynchage du traître », écrit-il ainsi, sans qu’on puisse s’empêcher de penser à tous les exemples contemporains qui cristallisent ces risques.
S’inspirant des dialogues du vieux Sartre avec Benny Lévy, Gilles Hanus est conduit à proposer un nouveau paradigme audacieux pour analyser la dialectique de l’individu et du collectif : celui de la lecture et de l’étude. Si « Lire ne consiste pas à épuiser le sens d’un texte mais à faire que le texte parle enfin avec ma voix, qu’en lisant des phrases, j’entends ma propre voix retentir. Lire est donc ce que personne d’autre ne peut faire à ma place. Lire est intrinsèquement solitaire », l’étude, elle, est essentiellement dialogique, elle est une machine à créer du collectif tout en possédant les anticorps au fascisme.
Gilles Hanus réhabilite en fait le concept malmené de communauté en lui ajoutant une exigence. Exigence de l’étude ardue, ce travail de l’intelligence en acte. Citons enfin la fin magnifique de l’essai qui est une invitation autant qu’un avertissement : « Fécondée par l’étude – fût-elle en temps de crise celle de quelques-uns – l’intelligence peut rappeler le collectif à sa promesse et lui donner l’occasion de l’accomplir, quand toute son inertie l’incline au parjure. » On ne peut s’empêcher de penser que, si le mot n’est jamais explicitement dit, la thèse de Gilles Hanus est une thèse juive : greffer le fonctionnement talmudique sur le politique pour le sauver. Voilà un joli et bien discret coup de force.
Un essai étonnamment lisible, qui s’autorise le luxe de comprendre le contemporain par l’inactuel.