Le Magazine Littéraire, juillet 2016, par Camille Thomine

Au bain avec Courbet

Une évocation aussi resserrée que sensuelle des dernières années du peintre.

Des dernières années du peintre d’Ornans, celles de l’âpres-Vendôme et de la fuite en Suisse, la critique retient le plus souvent les épreuves, et le déclin, comme en témoignent ces lignes lapidaires, signées le musée d’Orsay « Courbet sombre dans cet exil. Il se perd dans l’alcool, ne produit plus que très rarement des œuvres dignes de son talent ». À cette image de génie déchu – Désespéré vieilli, malade et criblé de dettes – David Bosc a préféré celle du « Gros homme au bain » assuré de sa gloire mais toujours fou de peindre, franc noceur, grand plongeur, certes, mais pas encore noyé.

Sur les circonstances qui menèrent le peintre à La Tour-de Peilz, non loin de sa propre Lausanne d’adoption, l’écrivain ne s’attarde pas. L’épisode de la colonne Vendôme, dont on imputa (à tort) l’abattage à Courbet, est suffisamment célèbre pour qu’il n’en garde que l’écume, en l’occurrence les rapports de police crédules et ridicules dont l’artiste fit l’objet et qui fournissent ici un leitmotiv comique aux premiers chapitres. Plus que le contexte et l’exactitude biographique, ce sont là les sens et la tendresse qui commandent au portrait, selon une primauté que n’aurait du reste pas reniée Courbet, lui qui, prônant un « réalisme » tout personnel, se jura d’ « être non seulement un peintre, mais comme un homme. En un mot faire de l’art vivant ».

Car c’est bien en peintre qu’écrit David Bosc. En peintre, c’est-à-dire en poète. Conscient de ce que Courbet inventa un langage, l’écrivain excelle à en transposer la grammaire. Aux tableaux-sommes comme L’Atelier du peintre ou Un enterrement à Ornans, il emprunte la puissance compensatrice (le texte compte à peine 140 pages) ; aux autoportraits ou à La Truite, les cadrages serrés, abolisseurs de distance ; aux marines, scènes de chasse ou de forêts, l’intensité et la luxuriance. A tant d’autres, enfin, sources, grottes et autres origines, la part d’ombre irréductible, aspirante et fascinatoire.

Rarement l’Ut pictura poesis aura mieux résonné qu’en ces pages. Lorsqu’il n’entreprend pas simplement la description de tableaux réels – saisissantes ekphrasis de Souvenir des cabanes, de Jo la belle irlandaise ou de La Source de la Loue, qui rappellent celles, mémorables elle aussi, de Sylvie Germain dans Hors champs, sur des toiles du même Courbet –, David Bosc donne encore dans l’esquisse rapide, scène de genre, bambochade ou vue de détail – et l’on pense cette fois à Pierre Michon. Surgissent alors de joyeuses tablées d’auberge, une fillette écrasant un escargot, les « petits mondes inversés » d’une goutte d’eau ou l’intérieur chaleureux d’un foyer, vacillant sous les lampes à pétrole. Ailleurs, c’est encore la formule horatienne qu’illustre la confrontation renouvelée du peintre aux poètes de son siècle : à Rimbaud, l’homologue voyant, et surtout à Baudelaire, frère ennemi dont Courbet méprisa le goût de l’artifice et de la modernité mais partagea sans aucun doute l’intuition d’une « universelle analogie ». Enfin, ce sont les innombrables images d’une langue à trouvailles, « chemise lavée jusqu’à l’évanescence », pantalon effondré aux chevilles comme « un paquet de tripes » ou silhouette à la « courbure rageuse, obstinée, d’une semelle au soleil », que l’on se surprend à contempler aussi longuement qu’au musée.

De cette Claire Fontaine, Courbet émerge vivant et vivifié, rafraîchi, comme le sont les vieux tableaux. Gaillard tonitruant et dormeur insatiable, amuseur de comptoirs et choriste du dimanche, pressé d’avaler du paysage, de plonger à toutes les sources et à toutes les sociétés, en un mot de s’incorporer au monde – eau, humus, corps et foules. Et ce sont là parmi les plus belles pages de cet excellent portrait : celles où, quittant son habit de « Falstaff des chaumines » et d’épateur de bourgeois (lesquels, c’est entendu, sont œuvres parmi les œuvres, des créations de Courbet par Courbet), le peintre se ruent au ciel, aux lacs et aux forêts, fusant parmi les champs, s’enivrant au ruisseau, pour se repaître de la diversité des choses, enrayer l’absurde du monde et inventer, enfin, sa propre liberté.