Publication(s), mai 2016, par Luc Duthil
Coordinateur d’une Histoire des traductions en langue française qui s’étend des débuts de l’imprimerie à nos jours, Jean-Yves Masson évoque ici l’importance littéraire, linguistique et culturelle de la traduction à toutes les époques. Une occasion de reconnaître le rôle discret mais capital de ce « réécrivain » qu’est le traducteur.
On constate aujourd’hui que les traductions d’œuvres étrangères occupent une part importante de la production éditoriale française.
Oui, et cette part a augmenté. On a autant traduit en français depuis 1960 que jusqu’à 1960. La fin du XXe siècle a été marquée par une véritable explosion de la traduction. Les années 80 ont représenté un tournant : pour la première fois, un traducteur, Jean Gattégno, a été nommé directeur du livre et de la lecture au ministère de la Culture. Il a incité le CNL à créer des aides spécifiques, des bourses pour traducteurs, une commission « Littérature étrangère ». À la même époque, de nouveaux éditeurs, souvent implantés en région, se sont fait une réputation en construisant des catalogues où la littérature étrangère occupait une grande place, comme Actes Sud avec Nina Berberova ou Paul Auster. C’était nouveau. Et puis, la sensibilité du monde de l’édition à la traduction a changé. Les traducteurs reviennent au premier plan. Il s’agit bien d’un retour car, à l’époque classique, ils pouvaient être extrêmement célèbres : l’abbé Delille a été élu à l’Académie française en 1774 pour sa traduction de Virgile. On pouvait alors être reconnu comme homme de lettres grâce à la traduction des auteurs grecs ou latins. Le mérite des traductions était discuté, avec une violence polémique incroyable.
Votre Histoire des traductions en langue française arrive donc à un moment où l’on parle davantage des traducteurs. Vous vous inscrivez dans un mouvement ?
Oui, bien sûr. Avec Yves Chevrel, nous nous sommes dit qu’il ne fallait pas seulement faire une histoire de la traduction, ce qui nous aurait limités à l’étude des théories au fil des siècles, mais qu’il fallait montrer la distance qui existe entre théorie et pratique. Nous avons donc fait une histoire des traductions, car le plus important est la façon dont les traducteurs travaillent. Nous limiter à la traduction littéraire aurait été arbitraire : nous parlons aussi de textes scientifiques, de manuels de théologie, de livres pour enfants, de romans policiers ou de guides voyage. Dans le volume consacré au XXe siècle qui est en préparation, il y aura la bande dessinée, la chanson. Nous avons voulu montrer ce que la traduction a apporté au patrimoine intellectuel de la langue dans tous les champs de la pensée.
Quelle est l’idée fondatrice du projet ?
À la base, il y avait pour nous une évidence : il fallait changer l’histoire littéraire. Elle se concentre en effet sur les livres écrits en français, par des écrivains français ou à la rigueur francophones, et ne prend quasiment jamais en considération les traductions, sauf quand elles sont dues à de grands écrivains, comme Chateaubriand avec Milton. Or, un certain nombre de phénomènes littéraires, d’idées nouvelles ou débats intellectuels sont incompréhensibles si l’on ne tient pas compte du rôle des traducteurs. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le débat sur la monarchie en France a été alimenté par des ouvrages sur la révolution anglaise, écrits par des historiens d’Outre-Manche que les Français lisaient en traduction. Autre exemple : la vogue du fantastique qui démarre dans les années 1830 ne se serait pas, par une opération éditoriale très bien orchestrée, fait connaître ses œuvres en français en les requalifiant au passage de « contes », ce qu’ils ne sont pas en allemand. Le traducteur a même inventé le terme de « fantastique » à cette occasion, alors qu’Hoffmann n’a jamais pensé qu’il écrivait du fantastique !
À ce propos, vous citiez dans une conférence le fait que Françoise Laye, la traductrice du Livre de l’intranquillité de Fernando Pessoa, avait forgé elle-même ce néologisme d’« intranquillité » !
Oui, car les traducteurs sont souvent des créateurs de mots. Donc, non seulement l’histoire littéraire est à refaire, mais les dictionnaires aussi, qui ne citent jamais de traducteurs ! Il arrive pourtant qu’un mot rentre dans notre langue grâce à eux. Ainsi, le mot « sélection » a été introduit dans la langue française grâce à la traductrice de Darwin, Clémence Royer, qui a transposé le terme anglais « selection ». Voilà un anglicisme qui a connu une belle carrière depuis ! Savoir qu’il vient de Darwin, ce n’est pas innocent, mais aucun dictionnaire ne nous l’explique. Comme tous les traducteurs, Clémence Royer n’est pas considérée comme auteure car elle n’a rien écrit elle-même. Elle fut pourtant une grande intellectuelle qui a joué un rôle énorme dans la diffusion des savoirs au XIXe siècle en traduisant De l’origine des espèces.
Comment définir le traducteur ? Est-il un coauteur ou, comme le dit Claro, un faussaire ?
Un faussaire, oui, mais un faussaire qui signe de son propre nom, ce que ne font pas les vrais faussaires : Le traducteur est un « réécrivain », il réécrit le texte dans sa langue. Il est bien un auteur, mais un auteur second. Je ne suis pas d’accord avec la notion de coauteur, parce que le traducteur, ne doit rien ajouter ni enlever. Il est l’auteur d’un livre qu’il n’a pas écrit, ce qui est paradoxal mais fascinant. Quelle est la part de création dans cette activité ? Elle est très grande, mais pas là où on le croit. Elle n’est pas dans le contenu, elle est dans les mots. Et la vie des mots, c’est ce qui est le plus important dans la vie d’une langue. Le traducteur travaille au ras des mots. Il est un lecteur, et même le seul lecteur qui aura lu tout le texte original, sans sauter une phrase. Il met ses pas dans les pas de l’auteur, mais c’est bien l’auteur qui marche ; lui, il refait le chemin, tout le chemin. Personne ne connaît un texte, y compris ses faiblesses, comme le traducteur.
Peut-il améliorer ce texte ?
C’est rare mais possible. On connaît quelques cas, le plus typique étant celui de Baudelaire traduisant Edgar Poe. Le français de Baudelaire est très au-dessus de l’anglais de Poe. D’ailleurs, pour les Américains, celui-ci reste un auteur de second plan, ils ne comprennent pas qui nous le considérions comme un immense classique. Il y a d’autres cas, mais c’est évidemment loin d’être la règle. En général, on considère qu’une traduction ne peut pas se hisser au niveau de l’original. On a du mal à se débarrasser de cette idée de la perte. Pourtant, il y a aussi un gain, ce n’est pas un jeu entièrement perdant.
On voit où peut être la perte : dans le style, les sonorités, la structure… Mais où est le gain ?
D’abord dans la langue, dans ce que le texte traduit a forcé la langue à dire et qu’elle n’était pas faite pour dire : la langue a réussi à exprimer quelque chose qui n’était pas conçu pour elle, elle s’est donc enrichie de ce quelque chose qui ne lui est pas natif et consubstantiel. Deuxième gain : on met au jour un objet littéraire qui appartient pleinement à la langue cible mais est en même temps chargé de quelque chose qui ne vient d’une autre culture et que l’on ne pourrait pas lire sans la traduction. Enfin, la traduction éclaircit, elle est obligée de lever les ambiguïtés. Comme il ne peut pas garder toutes les superpositions du sens, le traducteur doit se demander ce que l’auteur a voulu dire, il doit exprimer, par sa traduction, ce qu’il comprend du texte. Dans le cas d’écrits obscurs, aussi bien en philosophie qu’en poésie, il apporte un éclairage interprétatif. Je suis donc contre une vision uniquement dévalorisante de la traduction. Le traducteur fait un travail à la fois critique et créatif. Et comme on n’a jamais fini de comprendre un texte, cela signifie qu’il n’y a pas de traduction définitive.