Hippocampe, mai-juin 2016, par Claude Chambard
Depuis 1980 Pierre Bergounioux tient ses carnets avec une attention rare. Si les premières années ne le voyaient pas au travail chaque jour, bien vite la nécessité de noter, chaque matin, les événements de la veille dans de gros cahiers, s’est invitée dans sa vie. L’auteur des débuts n’est pas encore, à proprement parler, un écrivain, puisque son premier roman, Catherine, paraîtra, aux bons soins de Pascal Quignard, chez Gallimard en 1984.
Pourquoi écrire des carnets, des livres ? Pascal Quignard avance : « Il ne faut répondre aux autres qu’en créant. Il faut laisser toutes les autres sortes de répliques. » Et c’est bien ce que fait Bergounioux en plus de 4 000 pages de carnets et des dizaines de milliers de pages de fictions et essais… une œuvre de création d’une exigence absolue. Si les trois premiers volumes font autour de 1200 pages et s’étalent sur 10 ans, ce quatrième de 1208 pages va du 1er janvier 2011 au 31 décembre 2015. On pourrait, dès lors, croire que « le principe de concision » cher à l’auteur de L’Orphelin, est mis à mal. Nullement. Certes depuis le 10 avril 2014, le grand Pierre est à la retraite – le 9 avril 2014 est « le dernier jour de ma carrière ». Pourtant, « profondément embêté, comme toujours, par tout ce qui sort, si peu que ce soit, du cadre rigide, quasi carcéral, de la vie que je mène depuis 1966 et qui consiste à travailler toujours, à tenter de comprendre un peu ce qui a bien pu m’arriver », ce jour-là, en partant, il oublie son écharpe et emporte la clef, et gagne, ainsi, une façon de revenir encore, là même où sont les chaînes si difficiles à rompre. Mais dès avant, les jours, les notes, prenaient leurs aises, passant d’un tiers de page à une, voire une page et demie. La retraite n’a fait que confirmer l’amplitude du geste quotidien, non pas pour contourner ce principe de concision, mais bien plus simplement parce que la concision elle aussi prend ses aises, augmentant la surface impartie pour donner de l’espace aux événements qui, dans la fluidité de la phrase, prennent, non pas de l’importance, mais une juste ampleur, encore modeste, dans ce qui doit être dit du quotidien, de cette simple banalité des faits et gestes soudain apaisée par une phrase – toute simple elle aussi – mais comme une éclaircie : « Lorsque je suis descendu à Courcelles, une grive chantait, dans l’obscurité », par exemple, ou « Il fait un temps magnifique. Partout, les pruniers en fleur, les pommiers du Japon ». Car d’éclaircie, Pierre Bergounioux, à vif, dévoré par des tourments cardio-vasculaires, bouleversé – littéralement – par les difficultés de ceux qui lui sont chers – proches ou lointains – en a besoin pour non pas gagner quelque impression de bonheur, mais juste équilibrer l’angoisse qui ronge et ne permet ni au corps, ni à l’esprit, de se reposer.
Nous voici, pour ainsi dire, face à un travail d’entomologiste. Face à face avec ce qui nous meut chaque jour, ce qui nous empêche aussi mais qu’il faut bien, d’une manière ou d’une autre, contourner, depuis toujours déjà. Et cette interrogation récurrente sur sa jeunesse « l’époque où tout m’a semblé perdu… [où] je ne voyais pas d’avenir au type dont je partageais le sort et songeais à le quitter », cette époque, cette vie, dont il fallait s’arracher en quelque sorte… non pas, que la mémoire fasse défaut, au contraire, il s’agit de toujours remettre sur le métier cette sidération de se voir aujourd’hui fils, père, époux, enseignant, écrivain, sculpteur, alors que l’on était cet « adolescent effaré » qui même en rencontrant celle qu’il allait aimer, « la plus accomplie jeune fille qu’on ait vue sur la terre » et que ce dont on se souvient « surtout, c’est de ma révolte, de mon accablement. Ce n’était donc pas assez de soucis, de peine ! On aurait pu m’épargner ça, vraiment ! », comme il est écrit, parallèlement, dans un autre livre qui parle de la tentation de disparaître que l’on retrouve également ici, dans ces pages de Carnet. S’extraire de soi-même englué dans le pays que l’on ne peut et cependant, jusqu’au bout, demeurer attaché aux siens, au pays, à ce que l’on était et qui nous a fait devenir ce que nous sommes. Ce qui fascine chez Pierre Bergounioux c’est cette extraordinaire modestie, cette façon gaie d’être à la fois espiègle et sérieux, pétri de savoir et de langue, cette façon d’être au monde et de résister encore et encore en mettant tout au net.
Ce savoir, que l’on entrevoyait jeune, l’école l’a offert, certes, à qui on l’a bien rendu pendant des années comme enseignant, mais aussi la bibliothèque : « J’évoque le rôle qu’a joué, dans mon enfance, et pour le restant de mon existence, la bibliothèque municipale de Brive, le rapport croisé des livres et de la vie. On n’avait aucune expérience de ce dont ils parlaient et la (notre) réalité n’avait jamais trouvé de reflet dans l’ordre second, éclairant, sacralisé, de l’imprimé », et, par après, les livres que l’on achète, ceux que l’on reçoit, qui détruisent des valises, dès lors que l’on prend des sentiers où d’autres, avant nous, se sont engagés. Bien sûr, la politique ne saurait être absente, l’engagement n’est jamais loin, commencé tôt. Il constate, navré, la montée du FN, de l’incivilité, est terrassé par les attentats de janvier et novembre 2015 et l’on trouve ici et là des notations sur des faits sociaux, des faits divers …
Nombre des parents, des amis, convoqués de volume en volume et que l’on croise, souvent, dans l’œuvre de Pierre Bergounioux, sont ici encore présents, mais la pire des absences va advenir, la mort de Mam, le 12 novembre 2015, veille des attentats de Paris. Heureusement Cathy est toujours là « La rencontre de Cathy m’a arraché à moi-même, au présent. » Elle est à chaque page, toujours, avec infiniment de pudeur et d’affection. « C’est un réconfort infini, un vaste bonheur que sa présence. Si mon heure est venue, je pourrai – je l’espère du moins – prendre congé d’elle, quitter le monde avec son image, qui en fut le centre et la parure » écrit l’auteur de Catherine.
Ponctué par les incessants voyages, en RER, métro, pour le travail et en voiture pour les aller-retour de Gif aux Bordes – où il se coltine avec la sculpture –, de livres lus, d’amis rencontrés, de « causettes » données, le Carnet ce construit avec ce vertige qui voit son auteur en train de corriger les épreuves du livre épais qui est maintenant entre nos mains et que l’on garde par devers soi comme viatique pour le temps qui nous reste. Ce n’est pas son moindre mérite.