Politis, 1e septembre 2016, par Anaïs Héluin

Pas facile d’être un surhomme

Récit d’un quadragénaire atteint du syndrome d’Asperger, Marcher droit, tourner en rond d’Emmanuel Venet est une satire mordante des rituels familiaux et des hypocrisies sociales en tout genre.

Comme le Meursault de Camus, le narrateur de Marcher droit, tourner en rond ouvre son monologue par le récit d’un enterrement où il ne verse pas une larme. Celui de sa grand-mère Marguerite. Une femme qu’il détestait pour son égoïsme et sa faculté à transformer le réel selon ses intérêts, dont une officiante « payée à la pige » vante la grandeur d’âme lors d’une cérémonie « révisionniste » qui sert de cadre à l’ensemble du texte.

L’argument du court roman d’Emmanuel Venet est donc simple. Le langage qui s’y déploie beaucoup moins. Devant la tombe de Marguerite, le petit-fils déjà âgé de 45 ans met son sens de l’analogie incongrue et son goût pour la précision lexicale au service d’une chronique familiale des plus singulières. Toute en absurde et en humour noir.

Ce n’est pas pour rien  qu’Emmanuel Venet dédie son roman à la mémoire de l’écrivain et éditeur Georges  Lambrichs (1917-1992). Connu pour avoir publié Samuel Beckett, Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, il se situe dans l’histoire de la littérature française à un endroit familier de l’auteur : au croisement de l’absurde et du Nouveau Roman.

Si Emmanuel Venet n’est pas tout à fait un écrivain du no man’s land, il n’en est pas loin. Pour preuve le titre de son précédent roman, Rien (Verdier, 2014), où l’on suit les pensées d’un musicologue paumé, consacrées pour la plupart à un musicien malchanceux d’avant la Grande Guerre, oublié après s’être fait écraser par son piano dans une cage d’escalier.

Le petit-fils de Marguerite est de la même trempe que ces deux antihéros. Comme eux, il rêve d’amour fou et de  reconnaissance sociale. Il attribue ses échecs à la médiocrité ambiante plus qu’à ses propres difficultés de communication. Atteint du syndrome d’Asperger – « atypie du développement appartenant au spectre de l’autisme », qui le rend « asociognosique, c’est-à-dire incapable de se plier à l’arbitraire des conventions sociales et d’admettre le caractère foncièrement relatif de l’honnêteté », précise-t-il –, ce protagoniste, qui vit chez son père et touche une pension pour son handicap, se compare au surhomme nietzschéen. Tout naturellement.

Les intérêts de ce narrateur à l’ego surdimensionné sont pourtant loin des bases morales de la nouvelle culture imaginée par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra. Certes, il a le goût du jeu. Mais celui-ci se limite au Petit Bac et au Scrabble, qu’il pratique de manière compulsive lorsqu’il ne fait pas de recherches sur les catastrophes aériennes, son autre passion. Ou quand il n’imagine pas des scénarios dignes d’un roman Arlequin. Parce qu’il a beau ne rien comprendre aux relations humaines, le petit-fils de la défunte Marguerite est amoureux. Depuis son année de seconde, il adule une certaine Sophie Sylvestre sans espoir de réciprocité. En avouant même que sa « conception de l’amour trace une asymptote extrêmement difficile à atteindre ».

Entre cruauté et idéal de pureté, Marcher droit, tourner en rond est un pied de nez à la littérature narcissique. En abordant les thèmes habituels des autofictions et autres écritures du « je » à travers le prisme de l’autisme, Emmanuel Venet ne se contente pas d’attaquer la pensée dominante véhiculée par les médias et la publicité. Il invite à délaisser le langage commun et à prendre des chemins de traverse lexicaux. Souvent à la limite du surréalisme. D’où le Scrabble et le Petit Bac. Tout en listant avec un évident plaisir les travers de ses proches, l’amoureux transi et esseulé se plaint du fait que « personne n’a jamais compris les raisons de son amour pour le Scrabble, à savoir la découverte de la vie propre des lettres et l’évacuation des significations grâce à quoi « naître » et « mourir » peuvent s’équivaloir exactement ».

Comme son titre l’indique, Marcher droit, tourner en rond a la linéarité pour le moins occasionnelle. S’il revient régulièrement à sa funeste situation d’énonciation, le narrateur déballe tout à trac les petits secrets de sa grand-mère et du reste de sa famille. Selon une logique aussi bizarre que les associations d’idées qui font de son radotage une géniale galerie de portraits.

Au fil des divagations de leur cher parent, Marguerite, tante Lorraine, tante Solange et leurs proches apparaissent de plus en plus comme des chimères. Comme les fruits d’un arbitraire semblable à celui que le narrateur voit dans le rapport des mots aux choses. Emmanuel Venet va bien au-delà de l’ironie et de la méchanceté. Il fait œuvre poétique à partir d’un agglomérat de médiocrités très vraisemblables, sinon réelles.

Avec son langage mi-poétique, mi-scientifique, le surhomme autoproclamé ne peut que faire penser à Emmanuel Venet lui-même. Psychiatre et romancier, l’auteur met ses capacités d’analyse au service d’une fiction si brillante qu’il pourrait se faire passer pour son personnage. Ambiguïté accentuée par l’absence de biographie de l’auteur en quatrième de couverture. Autisme et médecine se confondent alors.

L’intelligence et la drôlerie du récit interdisent toute condescendance envers l’amateur de Scrabble et de crashs aériens, sans pour autant servir un éloge de la marginalité. Marcher droit, tourner en rond n’a pas d’autre prétention que celle du pas de côté. Si le narrateur n’est pas le surhomme qu’il prétend être, il n’est donc pas tout à fait dénué de pouvoirs. Il faut de la force pour assembler les mots comme le fait ce personnage anonyme. Une vraie liberté par rapport au langage commun.