Cahiers du cinéma, septembre 2016, par Cyril Béghin
Voilà un type de parole que l’on attendait depuis plusieurs mois. Qu’est-ce qu’une réflexion esthétique et morale sur le cinéma peut nous apprendre des images de propagande de Daech ? À distance des débats entre chroniqueurs du terrorisme, psychologues de la radicalisation et islamologues, le bref essai de Jean-Louis Comolli intervient avec une spécialisation incongrue mais aux enseignements souvent plus profonds que ceux des experts. Daech, le cinéma et la mort ne cherche pas tant à analyser en détail les productions visuelles de l’État islamique qu’à décrire le scandale de leur apparition, et l’effet de rupture qu’elles imposent à un regard et une pensée nourris par une histoire humaniste des images en mouvement. Sans oublier l’horreur des actes filmés, il s’agit de parler de l’acte même de filmer l’horreur. Qu’est-ce qui dans cette propagande, et surtout celle montrant décapitations et assassinats de masse, « porte atteinte à la beauté et à la dignité du geste cinématographique» et imprime sa marque sur le« destin des images » ? Les Cahiers ont essayé de répondre à la même urgence dans plusieurs numéros, depuis les attentats de janvier 2015. Réagir, ici, c’est d’abord décrire : il faut dire ce que l’on voit, et pour cela voir sans détourner le regard – Comolli se positionne clairement contre les différentes formes de censure mises en œuvre dans les grands médias ou par le gouvernement. Le sentiment d’une nécessité d’énonciation, agitée par la brutalité totale et massive de la propagande, fait toute la valeur de ce livre sans équivalent : ayant vu, il faut dire que pour la première fois aussi systématiquement, « le geste cinématographique est concrètement associé à l’acte de tuer », que l’on tue «les yeux grands ouverts » et que se reconfigure ainsi « l’ancienne liaison entre l’image et la mort ».
Or le cinéma est né pour défaire cette liaison. Comolli a du cinéma une vision superbe, où le rythme du défilement constitue une pulsation de vie et un « chemin d’avenir ». L’avancée des images et leur constante succession, c’est la vie « non encore jouée», la liberté relancée à chaque photogramme et une réfutation mécanique de la mort. Le spectateur qui doute face à un meurtre ou un cadavre filmé, en fiction comme en documentaire, exerce une possibilité que seul le cinéma lui offre : image après image, un film n’est pas affaire de croyance mais de construction de vérité. L’argumentation de Comolli est souvent rapide, mais cristallise des intuitions essentielles. Par la violence obscène des meurtres, la frontalité des exécutions en gros plan, les effets de répétition, de ralenti ou d’inversion du défilement, la propagande de Daech annihile le regard porté sur la mort en même temps qu’il détruit les corps. L’esthétique du « tout visible», de la « saturation du désir de voir » et des purs « montages de sensation » qui caractérise les blockbusters hollywoodiens s’y retrouve décuplée et produit un spectateur avili, au mieux saisi par la nausée, au pire réduit à une passivité infâme, sans capacité d’imagination face aux écrans, « indigne d’agir ». Aucune autre propagande, dans l’histoire humaine, n’avait ainsi rivé ses images à la pulsion de mort. Le millénarisme apocalyptique de Daech est visible à chaque seconde de ses vidéos.
Il y a de nombreuses voies sur lesquelles on ne suit pas Comolli, comme la comparaison univoque avec le Hollywood contemporain ou la trop grande importance accordée aux outils numériques. La volonté de sauver le cinéma passe aussi ici par une critique de la soi-disant immédiateté numérique, alors que le rapport au temps des productions de Daech est plus pervers qu’une simple simultanéité. Le livre est ponctué d’autres approximations et contradictions – le rôle de la parole et du montage, notamment, y est totalement minimisé. Mais cela n’ôte rien à la double force de cet essai. Force d’intervention, qui fait du cinéma un véritable outil de pensée, capable de réfléchir au-delà de ses propres objets ; force d’affirmation, qui pose l’irruption terrible de la propagande de l’État islamique dans l’histoire des images et appelle à en tirer les conséquences. Esthétique et politique ont rarement été aussi nécessaires ensemble.