L’Indépendant, 11 septembre 2016, par Serge Bonnery

Terrorisme: « La destruction est devenue le spectacle »

Cinéaste, essayiste, ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma, Jean-Louis Comolli est l’auteur de Daech le cinéma et la mort qui vient de paraître aux éditions Verdier.

Pourquoi vous êtes-vous intéressé aux films montrant les exécutions de Daech ?

Jean-Louis Comolli : Parce que c’est la première fois que de telles horreurs sont filmées à grande échelle. Ces films montrent des décapitations, des égorgements, des noyades, c’est absolument horrible. Que l’on se serve du cinéma pour montrer des choses pareilles m’écœure et me révolte. Ces images, en outre, portent en elles une ambiguïté.

Laquelle?

Les exécutions sont mises en scène. On voit bien que, pour rompre la monotonie qu’engendre la répétitivité du sujet, les scénaristes créent de la variation. Il y a tout un travail de mise en forme de la mort par les moyens du cinéma. Mais ma conviction est que, même si elles n’étaient pas filmées, ces mises à mort seraient malgré tout mises en scène.

Pourquoi ces images vous révoltent-elles ?

D’abord parce que ce sont des horreurs absolues. Puis parce qu’elles détournent le cinéma de son but. Le cinéma a été inventé pour restituer des images de vie et non de mort. Au cinéma, vous pouvez encore voir Marilyn Monroe, Humphrey Bogart vivants alors qu’ils sont morts. La puissance du cinéma, c’est de conserver des images vivantes de gens qui ont disparu. Les films de Daech, c’est tout le contraire : ils montrent des gens vivants qui vont mourir réellement sous vos yeux.

De quels moyens dispose Daech pour réaliser de telles images?

De moyens identiques à ceux des grandes maisons de production. Les djihadistes possèdent un studio, Al-Hayat Media Center, basé à Raqa en Syrie, équipé de tables de mixage, de montage et de truquage parmi les plus sophistiquées. Ces instruments de haute technologie numérique sont manipulés par des ingénieurs musulmans membres de l’organisation mais pas seulement. Il y a aussi des ingénieurs allemands ou américains qui ont rallié le djihad.

Qu’apporte la technologie numérique à ces réalisations?

Les moyens numériques permettent des manipulations à l’infini mais surtout, les images peuvent être diffusées instantanément dans le monde entier. Quelque 70 chaînes de télévision du monde arabophone sont susceptibles de les recevoir. Chacun, en outre, peut aussi les visionner sur YouTube…

Dans quel but les terroristes réalisent-ils de tels films?

Ces films s’adressent prioritairement au monde musulman. Ce sont, à ma connaissance, uniquement des exécutions de musulmans qui sont filmées et diffusées. Le but de Daech est de terroriser les musulmans qui ne se sont pas ralliés à sa conception de l’islam. Aux yeux des djihadistes, ceux-là sont des apostats avec qui on ne dialogue pas, que l’on ne cherche pas à convertir. Les apostats, on les tue.

Selon vous, faut-il montrer dans les médias les visages des terroristes qui agissent sur notre sol?

Ce débat me fait penser au titre de Marguerite Duras : Barrage contre le Pacifique… Nous sommes face à une puissante vague d’exhibition. Quoi qu’il arrive, les images circulent et leur circulation est devenue incontrôlable. Les télévisions sont confrontées à cette folie de montrer. La censure est aussi contre-productive, car cacher c’est montrer encore…

Est-ce à dire que les images de mort sont « incontournables » ?

Nous assistons à un accroissement de la pulsion de mort par le simple fait que la mort et la destruction sont visibles tout le temps. La destruction est devenue « le » spectacle. Les intérêts du marché et du spectacle se sont alliés au bénéfice de la destruction et de la mort. La construction n’intéresse plus personne…

Le refus de la vie

Pour Jean-Louis Comolli, il y a une différence de taille entre cinéma et propagande, de quoi relèvent les films produits par Daech. «La propagande», explique-t-il, « rétrécit l’espace mental du spectateur. Il ne voit plus qu’une image, n’entend plus qu’une seule voix…». À l’inverse, le cinéma est « multiplicité des discours, des personnages et des images ». « La propagande », observe l’essayiste, « correspond à la vision de l’islamisme radical pour qui le nombre immense de croyants doit être réduit à une unité compacte ». Il y a là « un refus de la diversité, du hasard et de la singularité. Un refus de la vie…»

Mais en quoi le cinéma peut-il nous protéger des dangers de la propagande? « Le cinéma », répond le cinéaste, « est le laboratoire de la diversité. Sur l’écran, ce que je vois, c’est la singularité de l’autre qui peut me troubler mais que je reconnais en tant que telle ». « Tout le contraire du marché mondial qui aspire à l’uniformisation », insiste Jean-Louis Comolli pour qui « il y a une guerre, aujourd’hui, entre la logique du marché qui formate, contrôle et la force individuelle de chaque être parlant qui s’y oppose. Nous ne parlons pas tous la même langue, et s’il nous arrive de parler la même, il se peut que nous la prononcions différemment. La logique de la standardisation bute contre cette réalité. Contre le marché, nous sommes défendus par la langue »…