Le Monde des Livres, 15 septembre 2016, par Éric Chevillard

Le jour du jugement

Attention, plus aucune sorte de mensonge, de dissimulation, d’arrangements avec la vérité, pas davantage de ces ménagements hypocrites, de ces édulcorations, de ces enfumages, de ces versions expurgées qui la rendent recevable : l’aveu complet – à soi-même d’abord – de ce que nous sommes et du rôle que nous interprétons dans la comédie sociale, familiale, amoureuse où, pour de bon, se jouent nos vies. Qui fera preuve d’une telle lucidité ? Sous son masque plein d’expression, notre vrai visage a une mine de papier mâché. Nous finissons par croire à la fiction que nous tissons jour après jour. C’est aussi que nos vices – la vanité, la lâcheté, la cupidité – reçoivent en l’occurrence le renfort de nos vertus – la délicatesse, l’indulgence, la compassion. Et la duplicité devient la loi.

L’enfant le plus gaffeur n’en sait pas assez long pour formuler cette vérité. Le candide manque de pénétration. Alors qui, insoucieux des convenances comme des conventions et plus cartésien que Descartes, saura énoncer froidement ce qui est ? On peut définir le syndrome d’Asperger, « atypie du développement appartenant au spectre de l’autisme», comme « un variant humain non pathologique, voire avantageux, puisqu’il garantit, au prix d’une asociognosie parfois invalidante, une rectitude morale plutôt bienvenue dans notre époque de voyous ». Telle est l’opinion du professeur auquel fut confié dans l’enfance le narrateur du roman d’Emmanuel Venet, psychiatre lui-même, Marcher droit, tourner en rond. Et, cette opinion, son patient la partage, qui se veut d’une franchise absolue et refuse d’admettre la relativité de l’honnêteté.

Ce court roman très remarquable est un désopilant jeu de massacre façon Thomas Bernhard, un grand déballage de secrets de famille. On aimerait pouvoir dire que les cadavres sortent du placard, mais tout se passe au contraire durant une cérémonie d’obsèques. On enterre la grand-mère du narrateur, Marguerite, et celui-ci, exaspéré par l’éloge funèbre fallacieux prononcé par une paroissienne qui ne connaissait pas la défunte, rétablit la vérité dans son for intérieur et se remémore toute son histoire familiale. La scène se passe dans une église, au moment où l’âme de la morte est confiée à Dieu. On jurerait en effet qu’elle comparaît devant le tribunal suprême. Toutes les révélations seront faites. Le jour du jugement est arrivé.

Et le narrateur est sans merci. Tout le révulse et le consterne dans cette messe, depuis la musique – un disque d’Adagios célèbres, tous attribués à Albinoni par l’officiante – jusqu’aux hommages et poèmes idiots des filles et petits-enfants de Marguerite, « sans oublier les lapalissades de l’épître de saint Paul, selon qui il faut vivre pour mourir et mourir pour ressusciter : voilà qui donne une idée de l’amateurisme et de la niaiserie de la cérémonie ». Comment se construit une vie? Est-elle une succession de faits et d’événements tangibles ou un tissu d’interprétations, d’illusions plus ou moins conscientes et de relectures abusives ? Cette grand-mère, qui se prétendait de gauche et vouait un culte à François Mitterrand, ne fut-elle pas pourtant xénophobe, homophobe, ladre et égoïste ?

Tous les membres de la famille, ni pire ni meilleure qu’une autre, sont tour à tour rhabillés pour l’hiver ou, plutôt, le narrateur leur arrache leurs oripeaux de théâtre, leurs déguisements, leurs uniformes. Agé de 45 ans, éternellement célibataire, il a suffisamment observé les couples autour de lui pour méditer un « Traité de criminologie domestique». Pour sa part, il aime encore la camarade de classe dont il s’est épris trente ans plus tôt et qu’il n’a jamais revue. En filigrane de sa remémoration pointilleuse, se lit le récit de cette aventure fantasmée, lamentable, brutalement punie par la réalité.

Le narrateur nous entretient aussi de ses passions obsessionnelles, relevant toutes d’ «un symptôme appelé « stéréotypie idéo-comportementale » » dont il est parfaitement conscient : les crashs aériens – qui lui semblent figurer métaphoriquement son propre rapport au  monde, ces catastrophes résultant le plus souvent d’une suite de malentendus – et le Scrabble, justement « parce qu’il ravale à l’arrière-plan la question du sens des mots et permet de faire autant de points avec « asphyxie » qu’avec « oxygène » ». Le monde n’a de sens que porté par la logique, laquelle est en somme la forme la plus rigoureuse de la morale.

Emmanuel Venet ne se livre pas à une étude clinique du syndrome d’Asperger, mais il ne campe pas non plus une figure caricaturale de bouffon du roi ou d’automate. Son narrateur a simplement échappé à ce conditionnement social qui développe des réflexes grégaires si puissants que les valeurs et les idées profondes de l’individu ne leur résistent pas. « Le réel ne génère qu’un douloureux sentiment d’absurdité », constate le narrateur. L’éloge funèbre de la grand-mère pourrait valoir pour ce monde, nous dit-il, où « l’on nous serine (… ) qu’il nous faut à la fois abattre les dictatures et vendre des armes aux tyrans pour équilibrer notre balance commerciale ». La démonstration est imparable. Nous n’avions pas vu la vérité nue depuis bien longtemps : elle est restée très belle.