L’Écho, 17 septembre 2016, par Sophie Creuz

Éloge de la vérité et autres folies

« Je ne comprendrai jamais pourquoi, lors des cérémonies de funérailles, on essaie de nous faire croire qu’il y a une vie après la mort et que le défunt n’avait, de son vivant, que des qualités. » Perturbé par celles, insoupçonnables de sa grand-mère, vantées par une dame patronnesse qui ne l’a jamais fréquentée, le narrateur se souvient d’une teigne radine, infidèle, pleine de préjugés et peu concernée par les siens. Si cela ne tenait qu’à lui, l’oraison funèbre n’aurait pas manqué de dire le soulagement pour tous de n’avoir plus à la visiter dans son home malodorant pour vieillards dépendants.

Maux de l’intelligence

Atteint du syndrome d’Asperger, qui lui vaut un quotient intellectuel de 150 et des manières de rustres, il contemple un monde décidément indéchiffrable, avec ses hypocrisies sociales, ses contradictions flagrantes et ses accommodements déraisonnables. Pourquoi faire compliqué quand on pourrait faire simple? Aimer sans condition, s’intéresser à lui, mettre en pratique ce que l’on prône et appeler un chat un chat? Au lieu de cela, les gens se dispersent, passent le plus clair de leur temps à alimenter des conversations inutiles, faussement courtoises et truffées d’informations inutiles.

Personne, sauf lui, n’accorde d’importance aux possibilités fantastiques du scrabble – où il pulvérise ses propres scores – ou aux fascinants crashs aériens. Moins prévisibles sont les sentiments, causes d’embarras et de malentendus. Lui, aime Sophie depuis l’adolescence, avec une assiduité taxée de harcèlement, alors que l’inconstance, la duplicité, l’utilisation éhontée d’autrui à son seul profit sont, eux, récompensés. Du moins s’il se fie à sa propre famille, où se marier en dépit du bon sens semble la règle. Comment font les gens pour vivre dans un tel enchevêtrement d’absurdités, de mensonges et de compromis douteux ? Son trop-plein d’émotion l’empêche de s’aventurer hors du cercle familial et passe pour de l’insensibilité alors qu’il déborde d’affection, de manière monomaniaque et platonique, pour une ancienne condisciple du lycée, à qui il n’a jamais adressé la parole et qu’il n’a jamais revue. Dans une fantasmagorie digne des chromos de boîtes de chocolat, il l’emmène au volant d’un cabriolet, avant de se lancer dans des parties de scrabble endiablées, en devisant des derniers accidents aéronautiques. Rien de moins étrange que de partager ses passions avec la personne qu’on aime et de s’intéresser à elle. Et c’est à lui qu’on reproche un manque d’empathie?

Éloge de nos folies ordinaires

Psychiatre, Emmanuel Venet rend hommage à ces intelligences hors normes, à leur lucidité, leur humour et leur rafraîchissante franchise. Des qualités dont nous avons oublié les vertus ; la vérité sortant nue du puits, passant pour de l’insolence ou de la cuistrerie. L’intellectualisation excessive du narrateur, sa promptitude à relever nos comportements, trop paradoxaux pour son tempérament constant, sont d’une irrésistible drôlerie. Cet homme de 45 ans, raisonneur, routinier, solitaire et craintif, tend un miroir à notre normalité. Sa logique contraint la nôtre à se regarder et à interroger nos fondements, jusqu’à l’existence de Dieu. Je vous laisse découvrir sa facétieuse théorie. Mais les femmes sont pour lui plus impénétrables encore, ainsi sa tante Lorraine écume les solderies, « de sorte que persuadée d’être un modèle d’élégance hors de prix, (elle) est toujours très mal fagotée pour trois francs six sous ». Et Solange, ulcérée par la corrida, n’en mange pas moins avec voracité son entrecôte. La même perplexité le saisit à constater qu’on défend des idées d’extrême droite en regrettant que les candidats de gauche ne le soient pas assez. Lui, s’efforce « de penser juste et à marcher droit ».

À faire l’éloge de nos folies ordinaires, la jubilation d’Emmanuel Venet est contagieuse. D’une plume d’une rare élégance, qui emprunte au personnage un goût de l’éloquence, du soliloque et de l’étonnement philosophique, il en profite pour s’autoriser une misogynie des plus cocasses. Dans sa précédente fiction, Rien, il exhumait déjà un pianiste de talent éteint par une désolante vie conjugale, et donnait libre cours à un intérieur de tête plus riche, aventureux, érotique que les platitudes  d’une domesticité normative. Le fantasme et le handicap venant déverrouiller avec malice un bonheur clé sur porte, étroit et castrateur.