Le Monde des livres, 6 octobre 2016, par Roger-Pol Droit
La révolution est morte… Vive la révolution !
Elle a aimanté l’histoire mondiale durant deux siècles. La révolution n’a cessé d’habiter les discours politiques, d’orienter les espoirs ou les craintes, de mobiliser les énergies destinées à l’empêcher ou à la faire advenir. Après que la France a renversé la monarchie, proclamé la République, énoncé la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen, le terme a quitté 1789. Il est devenu l’élément nodal de quantité de représentations. De Marx Engels jusqu’à Mao Zedong et à la révolution chinoise, en passant par Lénine, la révolution bolchevique et tant d’autres, 11 la révolution satura l’horizon de tout avenir possible (…); la préparer ou l’empêcher, il n’y avait pas d’autre choix », écrit Jean-Claude Milner. Voilà qui est fini. Plus personne n’y songe, derniers Mohicans mis à part. Les révolutions, à présent, concernent cosmétiques, lavelinge, smartphones et autres. On en annonce tous les quarts d’heure, dans une indifférence générale. La grande piété révolutionnaire relève du musée, la grande peur des Partageux aussi. Pour Jean-Claude Milner, qui porte ce diagnostic, pareil déclin n’a rien d’un désastre. Au contraire, c’est une chance. Débarrassés des mythes, des croyances, des horizons prétendument indépassables, nous pouvons désormais nous intéresser à ce qui est advenu de réel en 1789. «Relire la Révolution » devient possible, et fécond. Et Jean-Claude Milner s’y emploie dans cet essai incisif. On y retrouve les caractéristiques qui font de ce linguiste-philosophe l’un des plus intéressants penseurs d’aujourd’hui : attention aiguë à la langue, intelligence découpant au diamant ce qui parait d’abord enchevêtré et confus, cohérence et rigueur des analyses. Avec, en prime, une leçon de politique. « La politique, soutient Milner, n’a en dernier ressort qu’un seul objet : la survie des êtres parlants. » Elle peut et doit protéger avant tout les corps, leur intégrité, leurs besoins vitaux, mais aussi leur capacité de parler, leur droit à l’expression.
Le « trésor pour toujours »
Voilà ce qui constitue le sens et la portée des droits de l’homme, le « trésor pour toujours », pour parler comme Thucydide, de la Révolution française. Pour parvenir à ce résultat, Jean-Claude Milner aura défait l’ancien mythe marxiste, démonté la critique des droits de l’homme que formule Hannah Arendt, tenté également de séparer complètement Révolution française et Terreur, ce qui n’est pas la tâche la plus aisée … Faute de pouvoir entrer dans le détail des démonstrations et des objections possibles, il faut souligner le point d’arrivée du parcours. C’est le caractère unique de l’événement 1789, qui sut proclamer, définitivement, que les corps parlants ont des droits, du seul fait d’être nés, et que ces droits sont inaliénables, « universels et invariables dans le temps et dans l’espace ». Ces droits des corps parlants sont les conditions premières des droits civiques. Voilà qui reste à jamais actuel. Cela s’applique, par exemple, aux migrants d’aujourd’hui. Quant aux discours politiques qui se sont emparés de l’idée de révolution après 1789, ils ont transformé radicalement cette politique de vie en un instrument de mort. Pour conquérir le pouvoir et le conserver, ils ont décrété que la vérité peut et doit mentir. Ces mauvais maîtres ont meurtri l’histoire, rendu la révolution obscène. Mais ils n’ont pu tuer la Déclaration des droits. Telle est la leçon.