Novo, novembre 2016, par Caroline Châtelet
Comolli, cinéphile en action
Rencontre avec Jean-Louis Comolli, réalisateur, scénariste, critique et théoricien du cinéma œuvrant pour une cinéphilie de l’action.
Initialement, c’est la publication récente de Daech, le cinéma et la mort, essai passionnant analysant l’usage des images par Daech, entre guerre communicationnelle, stratégie de propagande et modification de fond du rapport au cinéma, qui a motivé une rencontre avec Jean-Louis Comolli. Au final, c’est de sujets nettement plus vastes dont rend compte l’entretien. D’abord, parce que Jean-Louis Comolli a un parcours foisonnant. Né en 1941, celui qui débuta en tant que critique aux Cahiers du cinéma en 1962, en fut le rédacteur en chef de 1966 à 1971, est également réalisateur, scénariste, théoricien du cinéma. Ensuite, parce que, que ce soit dans ses écrits, dans ses films (documentaires ou fictions), ou dans ses enseignements, Jean-Louis Comolli défend une même position stimulante. Celle d’une cinéphilie critique, en prise avec les questionnements politiques de son temps, qui considère les différents lieux du cinéma (réalisation, écriture, ou position de spectateur) comme des zones de bataille. À défendre, envers et contre tout.
Qu’est-ce qui vous a amené à passer à la réalisation ?
Cela s’est fait simplement. Quand j’écrivais aux Cahiers du cinéma – avant 1968 –, je me suis lié avec plusieurs rédacteurs, dont André S. Labarthe, réalisateur et coproducteur de la série Cinéastes de notre temps. Labarthe et Janine Bazin m’ont proposé de les accompagner au Québec et en Hongrie [cela donnera lieu à plusieurs films : En passant par le Québec, 1968 ; Pierre Perrault, l’action parlée, 1968 ; Le Jeune cinéma canadien, 1968 ; Le Jeune Cinéma hongrois : Miklos Jancso, 1969, ndlr]. Avec André, nous étions bras dessus bras dessous pendant Mai 68. Nous conformant au vœu général des cinéastes de ne pas tourner pendant Mai 68 – une promesse que quelques-uns, heureusement, ont rompu, comme Ciné-luttes – nous ne filmions pas et participions aux discussions des États généraux du cinéma. Après Mai 68, nous avons fait un film ensemble en nous partageant le tournage (Les deux marseillaises), filmer une campagne électorale étant compliqué car il y a toujours plusieurs centres. Nous avons choisi la circonscription d’Asnières car l’acteur Roger Hanin se présentait sous l’étiquette de la Fédération de la gauche démocrate et socialiste, dont le leader était son beau-frère François Mitterrand. C’était irrésistible tant c’était nous offrir sur un plateau le mélange du spectacle et de la politique. Sortant de Mai 68, notre point de vue était « élection : trahison » et nous portions un regard acide, aigre sur ces législatives.
Vous êtes souvent revenu dans votre travail de réalisateur sur les élections, notamment dans votre série de films sur Marseille (réalisée avec le journaliste Michel Samson à partir de 1989). Votre point de vue était-il à chaque fois « élection : trahison », ou s’agissait-il d’étudier l’un des socles du système démocratique ?
C’est dans la descendance d’« élection : trahison », avec une réorientation qui nous amène du côté de La Société du spectacle de Guy Debord. Nous filmions la politique comme une suite de représentations dans laquelle des acteurs, plus ou moins doués, tenaient des rôles, plus ou moins intéressants. Je n’escamote pas le documentaire, nous rendions bien compte de la réalité des événements, des rapports de force, etc. Mais nous filmions avec l’idée que les « joueurs » investissaient du désir, de la passion, de la haine. L’idée était aussi de sortir de l’image d’Épinal de l’homme politique fabriquée par la télé. À l’époque, tout discours politique était considéré comme chiant, on attendait des formules à l’emporte-pièce – ce qui, à mon sens, est l’une des raisons collatérales de la montée en puissance du Front national : un monde avec des formules est un monde où l’on ne pense plus, et un monde où l’on ne pense plus est plus favorable à la montée du FN… Il y avait là quelque chose d’une collusion objective entre la logique spectaculaire de la télé – il ne faut pas s’emmerder, il faut du sang – et la logique du FN – logique de slogans et de petites phrases. Nous avons lutté contre cela, pris les hommes politiques au sérieux et renversé la logique de brièveté, d’émiettement, en leur demandant du temps, en les contraignant à sortir du moule de la petite phrase. Le seul qui n’a pas joué le jeu est Bernard Tapie. Notre principe étant de ne jamais filmer les gens contre leur désir – on fait un film avec le désir des gens – nous avons cessé de le filmer.
Le dernier de cette série, Marseille, entre deux tours (sorti en mars 2016) ne montre que le hors-champ des élections municipales de 2014. Pourquoi ?
Nous avons très souvent filmé le hors scène, les marges, ayant compris qu’il se passait beaucoup de choses en dehors de l’arène politique. Pour ce film, la scène politique étant devenue d’une tristesse effrayante, il fallait absolument en sortir, aller voir ailleurs. Cela correspond à ce qui se passe dans le reste du pays : partout il y a une désaffection, un doute, un désintérêt profond sur la réalité, la nécessité, l’efficacité de l’action politique organisée. La politique française est statique, pendant toutes ces années nous avons filmé les mêmes personnes. Il y a là quelque chose d’angoissant à voir qu’en vingt ans il ne s’est pas passé grand-chose sur le fond politique à Marseille. En cela, le slogan « élection : trahison » n’a rien perdu de sa pertinence, dans le sens où le corps électoral dans son entier a fini par ne plus y croire. La question de la croyance est une question centrale au cinéma, et en politique aussi. Sans croyance il n’y a pas de politique, pour filmer, il faut y croire, et pour y croire, il faut du désir. Des deux côtés. Pendant longtemps, le désir a été flamboyant, mais là une certaine fatigue s’était emparée de nous… Je crois beaucoup à l’importance de l’Éros dans un film, notamment dans le documentaire, c’est la seule chose qu’on peut avoir à partager avec l’autre, car il n’y a pas de scénario, pas de textes, pas de branches auxquelles se raccrocher.
Vous avez beaucoup travaillé sur le Front national. Le cinéma serait un endroit possible de la bataille contre l’extrême droite ?
Il l’est de fait, pour des raisons qui dépassent la conscience politique des acteurs. En tant que l’un des systèmes du monde, le cinéma détruit les logiques totalitaires, puisqu’il doit respecter absolument les gens qu’il filme. Filmer avec mépris c’est faire le jeu du fascisme. L’émission de télévision Strip-tease diffusée sur France 3 est para-fasciste, elle méprise ceux qu’elle filme – et aussi ceux qui la regardent. Le fasciste se considérant comme supérieur, ou faisant partie d’une race supérieure, la logique de ridiculisation est fasciste. Le cinéma met tout le monde à égalité : je filme aussi bien les puissants que les faibles, avec cette nuance très importante qu’aux puissants, j’oppose la puissance du cinéma. On essaie de sauver les gens filmés, de les faire apparaître sous leur meilleur jour. Filmer Le Pen, ce n’est pas le filmer dans sa faiblesse mais, au contraire, dans sa puissance, pour révéler aussi sa dangerosité. L’exercice du cinéma est une force politique, une vision du monde, une relation à l’autre qu’on oppose à d’autres. Nous filmons des relations. Amener une caméra quelque part est toujours violent et le travail du cinéaste n’est pas d’abuser de cette violence, mais au contraire de la rendre vivable, de tenter de construire quelque chose pour que celui ou celle qu’on filme et la caméra puissent vraiment travailler ensemble. Filmer, c’est développer une utopie de la relation entre les êtres. Voilà pourquoi je défends le fait que beaucoup de personnes aujourd’hui filment, avec leur smartphone, notamment : dans un monde où la sauvagerie (la publicité, le marché) est devenue première, cela peut leur donner conscience qu’ils sont dans un rapport à l’autre et qu’il faut en prendre soin.
Vous avez dit lors d’un atelier, « on filme les questions qu’on se pose, on filme ce qu’on cherche ». Aujourd’hui, que filmez-vous ? Que cherchez-vous ?
Marseille entre deux tours est une amorce de réponse. Sur la scène politique, il ne se passe rien et quant à la campagne présidentielle qui commence, sincèrement je ne vois pas trop ce que je pourrais en filmer. Ce n’est pas que ce n’est pas intéressant cinématographiquement, c’est que c’est destructeur, ça détruit ce qu’on filme et les spectateurs. Le cinéma ne doit pas être destructeur, il doit tenter de construire une nouvelle hypothèse de monde, qui contrerait la pulsion de mort, seule force réelle aujourd’hui. Mais filmer la pulsion de mort n’est pas le travail du cinéma, filmer cela lui donnerait encore plus de poids et de force – ce que je détaille dans Daech, le cinéma et la mort. Il faut filmer les dernières forces de vies qui restent à opposer à la pulsion de mort. Quand je montre lors de séminaires les images de Daech, je présente aussi les films du collectif de cinéastes syriens Abounaddara, oùl’on voit une autre vision de la Syrie. Ces films sont de petites merveilles, le contraste avec Daech apparaît de façon très forte. Abounaddara travaille une logique juste, de filmer la vie malgré tout, la vie contre la mort.
Vous évoquez le travail d’Abounaddara. Ce serait sur le terrain des images que la bataille doit se faire ?
Clairement, oui. Il y a quelques années, je disais « la bataille est dans le temps ». Si je le dis encore, j’ajoute aujourd’hui qu’elle est dans les images. Précisément parce qu’elle se traduit par des images qui durent, ou pas. La majorité des films aujourd’hui ont des plans de plus en plus brefs, de quelques secondes, à tel point qu’il est impossible de laisser la moindre chance au spectateur de projeter quelque chose de lui-même. Or, au cinéma, il y a deux projections : celle du film sur l’écran et celle du spectateur sur l’écran. Cette dernière demande un minimum de durée comme l’ensemble des opérations psychiques. La possibilité d’imaginer, de s’introduire dans une fiction, y jouer un rôle imaginaire, de réfléchir, nécessite du temps. Si on atomise le film, on l’émiette, on empêche le spectateur de faire ce travail. Il reste uniquement quelqu’un d’inerte qui subit un spectacle.
Vous évoquiez dans un article le lectorat restreint des revues de cinéma. Comment recevez-vous l’élargissement amené par la publication de Daech, le cinéma et la mort ?
Je ne suis pour rien dans cet élargissement, c’est lié au sujet ! Ce qui m’intéresse, c’est que contrairement au reportage Le Studio de la terreur [diffusé sur Canal + le 20 septembre 2016, ndlr] qui était totalement disloqué, ce livre ne me semble pas anecdotique. Nous atteignons un moment historique, où ce que j’appelle la dislocation se généralise. Les lieux sont disloqués : les gens sont jetés hors de chez eux, les réfugiés ne peuvent plus habiter dans leur ville, une partie de l’humanité n’a plus de demeure. Cela se retrouve aussi dans le cinéma, à la télévision, où brusquement les images sont montées sans rapport les unes avec les autres, de façon inorganique. Cette dislocation est aussi liée à la pression du capital, qui croit avoir avantage à ce que les individus soient séparés, au sens de ce que les situationnistes critiquaient : les gens séparés de leur travail, de la fonction, de la destination, de l’intérêt de leur travail. C’est le maximum de l’aliénation. Je fais souvent observer – après beaucoup d’autres – que le cinéma s’appelait au départ « cinématographe », soit l’écriture en mouvement, l’écriture du mouvement. Avec l’abréviation nous avons perdu cette idée que les images sont des traces, et qu’elles mettent en jeu des modes de pensée se rapprochant de l’écriture. Ce qui caractérise l’écriture est l’incomplétude : écrire un mot c’est ne pas en écrire un autre, choisir entre divers possibles. Chaque écriture se définit négativement, pas positivement et c’est la même chose pour le cinéma. Alors que dans le monde du spectacle il s’agit de tout montrer, la clef du cinéma c’est de ne pas tout montrer. La logique de soustraction est celle du cinéma, la logique d’accumulation, d’addition celle du spectacle. Malheureusement, les films me donnent raison : les films d’action américains sont des films d’accumulation. Il n’y a pas une, mais cent explosions ; un, mais cent coups de feu, etc. Ça n’en finit pas, à tel point que ça en devient fastidieux. Pourtant, c’est quand on ne montre pas les choses qu’elles sont les plus fortes. Je prends toujours l’exemple de Jacques Tourneur : ses films les plus forts sont ceux où il ne montre rien. Ce qui se construit dans la tête du spectateur est plus fort que ce qui se construit sur un écran…