Mediapart, 18 octobre 2016, par Dominique Conil

Emmanuel Venet : un roman familial où les maux comptent triple

Marcher droit, tourner en rond est le monologue intérieur d’un homme atteint du syndrome d’Asperger, contraint d’assister à l’enterrement de sa grand-mère. Drôle et décapant avec, en mineur, le récit d’une lucide solitude et un conte moral.

Le narrateur de ce roman est un homme de vérité. Hélas pour lui. C’est un symptôme. Parmi d’autres, qu’il décrit avec l’exactitude qui lui est chère : « Le syndrome d’Asperger, atypie du développement appartenant au spectre de l’autisme et qui ressemble à l’idée que je me fais du surhomme nietzschéen, me rend asociognosique, c’est-à-dire incapable de me plier à l’arbitraire des conventions sociales et d’admettre le caractère foncièrement relatif de l’honnêteté. » Autour, dans la famille, on s’exprime souvent en termes plus abrupts, mongolien ou schizo, quand il énerve trop. Et justement elle est là, rassemblée, la famille, y compris feue grand-mère Marguerite, que l’on enterre. Autant dire que c’est une épreuve pour notre Asperger. Il endure tout d’abord le poème du type fête des mères qu’a écrit l’une des filles de la défunte, Lorraine, une litanie de « maman gracieuse », « maman chaleureuse », « maman heureuse». « L’indigence le dispute à l’insincérité » : grincheuse, coureuse, chicaneuse riment aussi bien et lui paraîtraient plus appropriés. Marguerite était une forte femme, et redoutable femme. Ce n’est rien encore, toute la cérémonie, à l’église pour cette dame qui n’y mettait jamais les pieds, est un défi à son goût obsessionnel pour la vérité. Lorsque s’avance une nommée Vauquelin, recrutée à la pastorale diocésaine, qui de sa vie n’a rencontré grand-mère Marguerite mais se lance dans un éloge funèbre dithyrambique, c’est bien pire. Cet homme de quarante-cinq ans avec pension d’invalidité, habité par une passion pour les accidents d’avion et le scrabble, qui vit avec son père (lequel n’a pas voulu se débarrasser de son fils en institution, et fournit ici et là d’utiles informations familiales à son descendant hypermnésique), va résister en passant au crible trois générations de mensonges, d’hypocrisies, d’abus et de toxicité maximale. Car Asperger il est – un « variant humain », dit-il, mais non dénué d’orgueil. Au moins on peut compter, avec lui, sur « une rectitude morale plutôt bienvenue dans notre époque de voyous ». Nous y sommes : le lecteur plié en deux épouse les raisonnements fort logiques du narrateur, qu’il s’agisse de l’amour de Marguerite pour la gauche et Mitterrand, de sa duplicité et de son absence totale de compassion envers son époux plongeant dans la dépression alcoolisée, de l’extrême gauche affichée par la cousine Christelle qui, devenue amante du patron, refuse net de répondre « sur l’écart entre ses valeurs politiques et son action personnelle », de viol et d’inceste tus et déguisés au nom des apparences, du viager heureux avec propriétaire anéanti par un rapide cancer en un an, de l’amoureux transfuge hongrois, Imre, à la fois rejeté et esclavagisé, de la cousine Marie qui s’épanouit formidablement en Suisse sur fond d’affaires africaines et moyen-orientales, de la cousine Solange, allumée mystique et assistante sociale en prison pour laquelle il y a des sujets « remarquablement équilibrés » ( « un quart d’heure de conversation malgré un lourd traitement neuroleptique ou des crises d’hystérie récurrentes », traduit le narrateur), et des malheureux « un peu perturbés » (« chambre de force hospitalière », « squat et junkies », traduit le même). On rit : mais se construit un conte moral sous Asperger. Emmanuel Venet, écrivain, psychiatre, auteur entre autres d’un remarquable Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, s’est pris d’empathie pour ce « variant humain » qui sait si bien pourfendre mensonges et logorrhée. Un Candide assujetti, donc, à d’exigeantes disciplines, qu’il potasse à fond : « J’aime les catastrophes aériennes parce qu’elles répondent toujours à une logique précise qu’on peut découvrir d’après des indices parfois ténus, et j’aime le scrabble parce qu’il ravale à l’arrière-plan le sens des mots et permet de faire autant de points avec “asphyxie” qu’avec “oxygène”. » Fuir le sens pour fuir les mots évidés de sens ? Il y a eu un crash ancien dans la vie de cet homme, ou seulement un désir de crash ; c’est à peine esquissé. Il y a eu un crash récent, son amour aussi absolu que platonique pour Sophie Sylvestre dont il fut porteur de cartable et rédacteur de devoirs en classe de seconde, et dont il a visionné ensuite, avec passion, la moindre apparition de dix secondes dans des films où jamais elle ne dépassa le statut de figurante. Malheur des mails, il put facilement lui écrire. À l’évidence, il y eut déficit affectif, et excédent de logique. Retour à la solitude et aux rêves d’idylliques garden-parties, mais la solitude a-t-elle jamais cessé d’être le lot de cet asociognosique ? On rit beaucoup, en lisant Marcher droit, tourner en rond : mais on rit avec celui qui déshabille un univers circonscrit entre Bourgogne et Franche-Comté, au sein d’une famille plus proche de l’asphyxie que de l’oxygène. Tourner en rond : on rit avec le type qui marche droit.