L’Humanité, 10 novembre 2016, par Alain Nicolas

Le sens des mots, la valeur des lettres

Atteint du syndrome d’Asperger, le narrateur d’Emmanuel Venet ne supporte que la vérité sans les concessions qui permettent une vie sociale. Mais ce n’est pas son problème.

L’éloge funèbre de grand-mère Marguerite n’est pas du goût du narrateur : non qu’il soit partisan de « déballer les turpitudes et secrets familiaux aux cérémonies d’obsèques », mais faire passer la défunte pour une femme « généreuse et gentille » blesse son sens hypertrophié de la vérité. Cette passion excessive pour l’exactitude, signature du syndrome d’Asperger, est une des formes de l’autisme.

Une réflexion sur le langage, ses pouvoirs hallucinatoires comme ses limites concrètes

La scène d’enterrement, une des manières les plus classiques d’ouvrir un roman de famille, échappe par là à la convention. Ce qui met en branle le roman d’Emmanuel Venet n’est pas la ronde des rancœurs et des griefs, mais l’irritation du héros devant « l’amateurisme » de la cérémonie. Au-delà du vraisemblable, on pare grand-mère de toutes les vertus. On en fait une centenaire alors qu’elle n’a atteint que l’âge de 99 ans 11 mois et trois semaines, sans parler de l’adagio, qui contrairement à ce qui est annoncé n’est même pas d’Albinoni. C’est beaucoup pour un homme en proie à cette intolérance radicale à l’inexactitude. Marcher droit, tourner en rond se coule ainsi dans le discours de cet homme cumulant compétences exceptionnelles et déficits flagrants, deux faces évidentes d’une même singularité. Il se partage entre deux passions, le Scrabble et les catastrophes aériennes. Sans compter une troisième, Sophie Sylvestre, camarade de lycée devenue actrice, qu’il aime sans espoir depuis la classe de seconde. Sans espoir mais pas sans rêves: nous le suivons élaborant, pendant que l’office dévide ses rituels, ce qu’il décrit comme « le film de nos commencements amoureux tels que j’aurais aimé les vivre ». Garden-party, escapade en cabriolet, hôtel donnant sur « la trouée d’un lac de montagne dans son diadème de lumières ». Tout amoureux de la vérité qu’il soit, l’homme ne dédaigne pas les poncifs façon Harlequin, Scrabble compris.
Philosophique autant que clinique, le portrait que nous livre Emmanuel Venet est une réflexion sur le langage, ses pouvoirs hallucinatoires comme ses limites concrètes. Si ses rêves sont bien issus des représentations dominantes de l’amour, une collision aérienne peut procéder d’une confusion entre deux interprétations du mot « yes », feu vert ou accusé de réception. « Preuve que même dans les dialogues les plus simples chacun n’entend que ce qu’il veut entendre. » « Modèle
de mes interactions sociales », ajoute le narrateur. C’est pourquoi le Scrabble, qui « ravale à l’arrière-plan le sens des mots » et le remplace par la valeur des lettres, est si rassurant pour ce sectateur de la ligne droite.
Pour autant, la psychiatrie et la linguistique ne tirent pas la couverture à elles. Mettant la famille à distance, le narrateur conte les travers de ces humains trop humains avec une empathie cachée sous une drôlerie qui inquiète. Marcher droit ou tourner en rond, que choisir ?