La Quinzaine littéraire, 1er décembre 2016, par Frédéric Fiolof

L’irréductible animal

Il y a une dizaine d’années, Jean-Jacques Salgon visitait la grotte de Chauvet et découvrait ses fresques animales de trente mille ans d’âge, les plus anciennes qui nous soient restées. Il revient, dans son dernier livre (paru en mars dernier), sur le souvenir ébloui qu’il en a conservé. Mais la caverne de Salgon nous ouvre de nombreux passages secrets et se déploie en une mosaïque de promenades, rencontres, réflexions ou divagations. Toutes célèbrent à leur manière, et sans mièvrerie, la beauté d’un monde animal sauvage et primordial, un monde avec lequel l’homme a entretenu longtemps (et entretient encore ici ou là) un lien puissant.

Entrons à pas de velours. Le 10 août 2004, Jean-Jacques Salgon a visité la grotte de Chauvet, une visite qui a duré deux heures, et qui fut même furtive pour certaines de ses salles. Dix minutes à peine pour la partie de la grotte où se trouve « la grande fresque des lions », mesure de précaution imposée « à cause des taux importants de CO2 et de radon qu’il y avait ce jour-là ». Et pourtant le choc fut là et le souvenir est vivace : « Ces cent vingt minutes, soustraites à la chaleur du plein été, cette plongée dans les tréfonds d’une lointaine mémoire, ont gardé pour moi la forme d’un rêve éveillé et l’éclat d’une grâce. » Et Salgon d’ajouter : « Quelque chose, là, me fut donné. » C’est la nature de ce don que cherche à cerner et à nous restituer l’auteur dans ce récit touchant, drôle, libre et érudit. Pour autant, il ne s’enferme pas et ne nous enferme pas dans sa caverne, aussi magique fût-elle. Celle-ci agit plutôt comme une caisse de résonance, un lieu ouvert vers d’autres pérégrinations, où l’esprit d’analyse et la sensibilité avancent toujours de concert. Le texte, qui s’apparente autant au récit qu’à l’essai, mène sa route en toute liberté, revenant régulièrement à ce lieu « premier » que constitue la grotte de Chauvet, comme pour s’y ressourcer.

Pour Salgon, l’émotion vient d’abord du mélange de présence immédiate et naturelle dont témoignent ces fresques et de mémoire lointaine et oubliée dont elles constituent aussi la trace ténue. Si loin si près, elles se donnent à voir dans une immédiateté perceptible qui recouvre pourtant une vision du monde qui nous échappe totalement.

Et c’est la question du monde animal qui constitue le point nodal de ce mystère. Comme le rappelle Salgon, les fresques de Chauvet nous renvoient à un temps où l’animal régnait encore sur Terre à l’état d’être totalement indompté, alors que celles de Lascaux, moins anciennes, mettent plutôt en scène un bestiaire en voie de domestication. De ce « milieu primordial », nous ne savons plus rien ou, disons, il nous est impossible de nous figurer le monde selon cet angle, d’imaginer vraiment la peur, l’admiration, les fantasmes que put susciter chez nos lointains ancêtres la présence quotidienne auprès d’eux de monstres aussi redoutables que le mammouth ou le rhinocéros et le lion de la préhistoire. Comme le précise toutefois Salgon : « Le simple fait de représenter des animaux aussi puissants […] témoigne d’une appropriation qui est déjà en soi une forme de domination ». Nous nous situerions donc là à un point d’intersection et de basculement : les fresques témoignent d’un espace-temps où se joue une dimension essentielle du rapport de l’homme à l’animal ; la crainte et la fascination sont encore totales, mais l’homme s’arrache à la nuit silencieuse que lui impose le règne des bêtes pour mettre ce dernier en scène, l’affronter, le faire glisser dans le champ de sa structuration mentale du monde.

Cet animal-là, que nous ne connaissons plus, craint, respecté, combattu et aimé dans sa sauvagerie même, a longtemps côtoyé nos dieux. Jean-Jacques Salgon nous rappelle que ce n’est qu’avec l’avènement des grandes religions monothéistes que ceux-ci ont pris figure humaine et se sont débarrassés de leur « bestialité ». Zeus n’hésite pas à se transformer en cygne, en serpent, en taureau blanc. Cette évolution serait-elle le signe d’une courbe ascendante ? Ce n’est pas si sûr. L’auteur lance une hypothèse : « Cela advient sans doute à partir du moment où l’homme devient massivement son propre prédateur. »

L’amoureux de la caverne de Chauvet s’ouvre alors à d’autres voyages et à d’autres souvenirs – de rencontres, de lectures. On se promène du côté du bestiaire savoureux d’Alexandre Vialatte ou de celui de Maurice Genevoix, au goût d’herbe forte ; on se glisse aussi bien dans un vieil album de Sempé que dans La Confrérie des chasseurs malinkés et bambaras : Mythes, rites et récits initiatiques, talisman magistral et aujourd’hui introuvable d’un certain Youssouf Tata Cissé ; on traque le lion des Shongaï dans la poussière d’un film de Jean Rouch ; on découvre que, si le cerf n’a jamais été domestiqué alors qu’il pouvait tout à fait l’être, c’est parce que l’homme a voulu préserver sa noblesse en continuant à le chasser ; on court l’ours et la panthère avec Xénophon pour y retrouver des techniques de chasse à l’appât encore utilisées aujourd’hui chez les Lapons ; on nous rappelle que les loups de nos campagnes de France dévorèrent un nombre non négligeable d’hommes et d’enfants jusqu’au début du XXe siècle, et pas seulement dans les cauchemars de quelques paysans analphabètes. Mais on croise aussi une femme peule qui pleure comme son enfant la vache qu’un prédateur lui a ravie, et on apprend par un certain Alexandre que les manadiers de Camargue donnent une sépulture à leurs taureaux et les enterrent toujours face à la mer…

Il y a une étrange délicatesse dans ce livre où il est pourtant souvent question de sacrifice, de mort, de dévoration – de tuer ou d’être tué. Une forme d’amour de l’animalité qu’un anthropomorphisme souvent ignorant et une bien-pensance préformatée nous ont fait perdre de vue. Salgon nous rappelle la relation première et complexe, à la fois cruelle, sacrée et nourricière, qui nous unit à l’animal. Il l’aime dans cette altérité qui a aussi aidé l’homme à se constituer. Retrouver la bête au cœur de sa sauvagerie essentielle appelle finalement un regard éduqué et une sensibilité aiguisée. Au-delà de l’hymne incantatoire à Chauvet, aux premiers gestes artistiques de l’homme et à l’animalité irréductible qui lui faisait face, Parade sauvage nous donne une leçon d’attention. Contre l’air du temps.