L’Indépendant, 1er janvier 2017, par Serge Bonnery
Un gouffre d’éternité. Michel Jullien signe un roman envoûtant.
Michel Jullien est un écrivain atypique dans le paysage littéraire. Certes, il a enseigné un temps à l’université fédérale du Para au Brésil, il a travaillé dans l’édition tour à tour chez Hazan et Larousse, il a aussi animé sa propre maison d’édition consacrée aux arts décoratifs. Mais il y a autre chose, de semble-t-il beaucoup plus fondamental chez cet homme au regard vif derrière ses lunettes rondes. Son paysage à lui, c’est la montagne. La haute montagne même que ce féru d’alpinisme a parcourue en tous sens, du massif du Mont-Blanc aux Écrins en passant par les crêtes les plus inaccessibles de nos chères Pyrénées jusqu’au moment où il a fallu décrocher et trouver un autre terrain de jeu. Pour Michel Jullien, ce fut la page blanche. Deux livres sur l’alpinisme et quatre romans (tous publiés chez Verdier) plus loin, l’écrivain signe Denise au Ventoux, un récit à proprement parler saisissant. L’histoire, pourtant, pourrait être d’une banalité déconcertante. Un homme prénommé Paul mène une vie en apparence ordinaire, mais en apparence seulement car il n’y a pas de vie ordinaire. Paul tombe amoureux – on peut le dire ainsi – de Denise. Pas banal non plus puisque Denise est… une chienne. Un bouvier bernois femelle, mauvaise élève de l’école des chiens d’aveugle car trop apeurée par l’environnement urbain pour remplir sa mission. Denise au Ventoux est donc l’histoire de la relation qui se noue entre Paul et Denise, les deux s’offrant quelques jours d’escapade dans un de ces lieux que Michel Jullien connaît sûrement dans ses moindres anfractuosités : le mont Ventoux, pas seulement chers aux champions de la petite reine mais aussi à quelques promeneurs solitaires dont fut, entre autres, un certain René Char. « C’est arrivé dans la descente, je n’ai rien vu, après le chemin en écharpe (…), dans un pierrier secondaire… » : ce qui advient là, au chapitre V du livre, pourrait aussi être banal. Sauf que l’événement qui vient de se produire place les deux protagonistes dans un face-à-face inouï. Un gouffre d’éternité. La grande leçon du roman de Michel Jullien est qu’il n’y a pas de sujet banal en littérature. Tout est dans la manière de le traiter, autrement dit le style. Celui de Michel Jullien a le don de vous saisir et de vous clouer aux pages de son texte. Les paysages sont grandioses et décrits comme s’ils étaient peints. Le souffle, enfin, est partout, se faufile sous les portes, vous le sentez dans votre cou, descendre le long de votre dos… Cette écriture-là a quelque chose de charnel et d’envoûtant. Comme ces « pentes rogues ravagées de silex »…