Le Monde des livres, 12 janvier 2017, par Éric Loret
Chienne de ma vie
Avec Denise au Ventoux , une promenade canine et les pensées qui l’accompagnent, Michel Jullien invite à une réflexion sur le chemin parcouru.
Denise au Ventoux : le titre ouvre à la rêverie. Femme à l’éventail ? Ou peut-être allusion pétrarquienne (L’Ascension du mont Ventoux, XIVe siècle) ? Si c’est la peinture, ce sera plutôt le portrait d’une maja desnuda : « Denise occupait le canapé, alanguie d’un bord à l’autre, couchée sur le dos, la colonne n’importe comment, grande scoliose indolente, le bas-ventre nu sous le grand toboggan du thorax, le gros du ventre aussi. » Voilà qui paraît un mystère plus épais que le nombre de vertèbres de La Grande Odalisque, d’Ingres (1814). Sauf que Denise offre aussi à la vue « ses lignes de tétons » – car il s’agit d’une chienne, dont la gueule, à défaut de l’âme, est un paysage choisi : « Tous les chiens ont en bouche une chaîne des Alpes. » Ce qui ne nous éloigne pas tout à fait de Pétrarque car, comme chez lui, c’est dans la descente du Ventoux que Denise et son maître, Paul, trouveront l’éternité.
Et donc, Denise a le « bas-ventre nu ». Curieuse formulation, qui pose la question de savoir si les animaux sont nus. Dans L’Animal que donc je suis (Galilée, 2006), Derrida a tenté d’y répondre, tout en dénouant « l’immense énigme touffue du poil, du pelage, de la pelure et de la peau ». Réponse : on ne sait pas si une bête est « nue », mais ce qui est sûr, c’est qu’on expérimente la plus terrible des nudités devant elle lorsqu’elle nous voit « à poil » et pose ainsi sur nous, écrit Derrida, « le point de vue de l’autre absolu ».
On ressent un peu le même dénuement dans ce cinquième récit de Michel Jullien, qui excelle, par sa prose poétique, à exprimer ce que pourrait être une pensée animale, collée aux choses. Ainsi dans la scène où la pauvre Denise, coincée plus de seize heures sans pouvoir sortir, finit par uriner sur le lino : « Elle s’écarta d’un rien, contrite et méfiante de cette chose, humant la flaque de biais, à distance raisonnable, le regard nulle part, mâchant à vide comme si lui montait une coupable pépie, comme si ce n’était pas d’elle, apeurée de cette vérité sur le sol, patente, gigantesque, un étoc, une chose incachable au flair, dont elle voulait se leurrer, l’énormité d’un liquide à faire passer dans l’oubli, celui d’elle-même, celui de l’homme qui reviendrait. ».
Dans l’appartement de Paul, Denise, bouvier de 43 kg, manque cruellement d’espace et d’exercice. Car un chien, c’est fait pour gambader. Tel est plutôt le vrai sujet du récit de Jullien : l’espace, les lieux. Sauf que ces espaces présentent, apprendra-t-on au cours des pérégrinations, un grand danger lorsqu’on s’arrête : éloge du chemin plutôt que du but. Paul sort Denise dans la rue, mais les trottoirs sont durs et on y croise des importuns, qui s’autorisent de la gent canine pour vous causer : « J’avais du mal à démêler la part exacte des chagrins de son veuvage et celle qu’elle mettait dans la perte du berger. » D’où l’idée d’une excursion au Ventoux, qui donne lieu à d’extraordinaires pages sur la promenade comme combo de perceptions, le narrateur se plaçant au plus près de sa propre animalité : « L’effort se payait en suées, les suées sous le tricot faisaient chaud, le chaud se mélangeait au froid de la boisée, le froid se rappelait au corps, le corps à lui seul ne savait qu’en penser. »
Mais, avant le Ventoux, le texte aura fait, en plein milieu de lui-même, un détour à la fois drôle et dérangeant par un immense flash-back : Denise s’appelait au départ Athena, et n’était pas le chien de Paul mais celui de Valentine. Or Denise préférait Paul. Et Valentine préférait Joop, « mastiff hollandais » comme l’appelle Paul – ce qui ne l’empêche pas d’être un homme. Bateleur amateur, Joop a entrepris de reconstituer la « salle à manger » de son compatriote Van Gogh à partir de meubles piqués à Auvers-sur-Oise, et de la trimballer à travers le monde en faisant payer le chaland : « Offrez-vous un dîner à la table de Van Gogh », tel est son slogan.
C’est toujours facile d’aller quelque part, au Ventoux ou à New York, avec ou sans table de Van Gogh. Plus compliqué est de revenir. Raison sans doute pour laquelle le narrateur cite Après, d’Erich Maria Remarque (Gallimard, 1931), à la toute fin du récit, sans préciser que le titre original allemand de ce roman est « Le chemin du retour » : Remarque, « cherchant à rentrer chez lui », croise un convoi de chevaux« aux rétines crevées, menés où ? », se demande Paul. Le point de vue de l’autre absolu, retour et retournement, serait-il un point aveugle ?