La Croix, 31 août 2009, par Francine de Martinoir

Elsa Morante, mille chemins ouverts

Un recueil de ses premiers textes révèle l’étonnante inventivité narrative de la grande romancière italienne.

Lorsque parut Mensonge et Sortilège (1948), les critiques s’avouèrent décontenancés devant cette œuvre si maîtrisée dont ils ne pouvaient définir les racines. Elsa Morante (1912-1985), qui écrivait depuis l’adolescence, n’avait publié qu’un recueil de nouvelles, Le Jeu secret (1942), une vingtaine de récits choisis parmi ceux qu’elle avait donnés à des journaux. Les autres textes n’avaient plus trouvé grâce à ses yeux : dans un souci d’exigence, elle les avait rejetés, oubliés, comme une part d’elle-même qu’elle aurait reniée.

Pourtant, ces pages écrites entre 1939 et 1941, retrouvées il y a peu de temps, ne sont pas des brouillons ou de simples curiosités. La richesse du matériau, des gisements de l’imaginaire, allaient nourrir les fictions à venir. Des histoires foisonnantes dans une Italie du Sud patriarcale, un peu immobile, qui rappelle celle du vérisme et de Verga et où vivent côte à côte vieille aristocratie foncière, paysans pauvres, domestiques, fonctionnaires.

L’Histoire et sa violence aveugle, les grands événements qui écraseront les personnages de La Storia sont rarement présents dans ces récits : le massacre d’un bombardement épouvante le héros de Temps de paix, mais la confession de sa femme qui, indirectement, par jalousie, a provoqué la mort d’une petite servante lui révèle des abîmes de cruauté encore plus terrifiants. La réalité est toujours fissurée, démentie par les hallucinations, les cauchemars, les obsessions des personnages qui vivent leur folie jusqu’au bout.

Les frontières séparant le quotidien et le rêve sont indiscernables, l’effort pour obéir aux rites sociaux est vaincu par les démons intérieurs. Un professeur est perturbé par la présence assidue à ses cours d’un élève antipathique et aux dernières lignes de la nouvelle, il tombe mort en comprenant que cet élève n’a jamais existé. Un vieil homme se lie d’amitié avec une âme, invisible aux autres, jusqu’au moment où elle le laisse et il retrouve son regard mélancolique dans les yeux d’un chien. Un baron tout aussi vieux arpente sa grande maison et finit par inviter à dîner ses parents morts depuis longtemps. Et cet oncle relégué dans une chambre reculée d’une villa vétuste, est-il vraiment vivant ? Il se prend pour son cocher qu’il avait chassé de chez lui et qui était mort de chagrin.

Elsa Morante ne cessera de décrire des palais délabrés, des villages de pêcheurs, pleins de sorcières, et aussi de magiciennes bienveillantes comme celles qui élèvent le petit Angelo abandonné par sa mère dans Enfance. Elle préfèrera toujours les simples d’esprit, les malades, les enfants, ceux qui opposent à la dureté du monde des consolations plus ou moins irréelles. Angelo s’évade dans le sommeil où « un navire le guide à travers la grouillante ville aérienne », tout comme le garçonnet privé de mère de L’Île d’Arturo (1957) grandira dans l’enchantement de Procida, ou, dans La Storia (1974), Useppe, né chétif, victime innocente de la guerre, se construira un monde dans les songes.

En quelques pages, ces Récits oubliés tissent la complexité des relations humaines, les personnages perdus dans les labyrinthes de la solitude vivent douloureusement des rapports souvent troubles au sein de leur famille, comme plus tard la recluse de Mensonge et Sortilège. Car les figures dessinées sont solitaires, riches et malades en même temps de leur imagination, entraînées dans les multiples possibilités de leur histoire et l’inventivité des narrations construites par Elsa Morante, récits solides grâce au matériau du rêve.