Politis, 19 janvier 2017, par Christophe Kantcheff
L’au-delà de la littérature
Dans Le Voix écrite, Patrick Autréaux interroge le sens de sa nécessité d’écrire, notamment au regard de l’expérience de la maladie et de la proximité de la mort. Le récit d’une aventure intellectuelle et humaine.
À la radio, récemment, un membre de l’Académie Goncourt a jugé que la littérature française « se regarde beaucoup le nombril ». Un poncif usé comme un juré de prix dits littéraires, qui témoigne de la paresse de ces « gens de lettres » endormis sur leur réputation thésaurisée, et de leur surdité à tout ce qui est écriture vivante. On imagine leur désarroi devant cette phrase extraite du nouveau livre de Patrick Autréaux – mais pas d’inquiétude, ils ne s’aventurent pas sur des rivages qui leur sont inconnus : « Moi qui avais toujours pensé que l’individualisme poussé jusqu’à la singularité amenait vers l’autre, j’en avais une preuve bouleversante. »
La figure de « l’autre » est au cœur de La Voix écrite. Patrick Autréaux y interroge pourtant le sens d’un élan on ne peut plus intime : celui de l’écriture, qu’il porte en lui depuis de nombreuses années. « On est écrivain longtemps avant d’avoir publié son premier livre », écrit-il. Alors qu’il en était encore à une phase d’apprentissage, à la recherche de sa « voix écrite », un événement est venu tout bouleverser, aux conséquences irrévocables : on a diagnostiqué chez lui un cancer, dont les premiers pronostics étaient très pessimistes. La nécessité de l’écriture, qui s’était imposée à lui, a pris dès lors une nouvelle dimension, pouvant s’apparenter à une « mission ». C’est cette aventure intellectuelle et humaine que raconte Patrick Autréaux.
Celle-ci s’est faite sous le regard d’un homme, son premier éditeur. Appelé « Max » dans le livre, il s’agit de JB Pontalis, psychanalyste et écrivain, qui, chez Gallimard, dirigeait la bien nommée collection « L’un et l’autre ». C’est à lui qu’il a envoyé son premier manuscrit post-maladie. Max a été sensible à ce texte et a invité l’auteur à le retrouver à son bureau pour en parler. Ce n’était pourtant pas encore ça, et le manuscrit ne fut pas publié. Mais Patrick Autréaux avait désormais confiance en cet homme et en sa « vision pénétrante du manque dans mon écriture ». Une amitié s’est peu à peu nouée entre eux, elle traverse le livre comme un fil rouge.
Il y a dans La Voix écrite quelque chose des Lettres à un jeune poète. Comme ici : « Pour écrire, il faut avoir pulvérisé cette forme du moi qui se prétend conscience, voudrait être aux commandes de toute manœuvre et ne fait que les entraver. » Mais on est loin du manuel de conseils. Parce que, comme Rilke, Patrick Autréaux parle à partir de ce lieu que nul ne peut appréhender s’il n’y a pas été appelé dans la plus grande solitude : la vie intérieure. Son livre contient des pages lumineuses sur la force de cette aspiration, le dénuement – social, en particulier – qu’elle exige et en même temps sur ce qu’elle seule permet d’atteindre : une vérité sur soi. On ne s’étonnera pas que le parcours des mystiques ait eu tant d’importance pour lui. Non pas pour la divinité recherchée, mais parce qu’ils sont « des entêtés ». « Ce qui me fascinait chez les mystiques, écrit-il, c’est le tropisme les orientant vers un but sans forme ni substance, sans voix ni corps, mais qui a, pour ceux qu’elle galvanise, une réalité irréfutable. »
Pas demi-mesure, donc. Devenu médecin, psychiatre aux urgences, Patrick Autréaux ressent bientôt le besoin d’abandonner son métier. « Ce désir de jusqu’au bout qui m’habitait, et qu’on pourrait juger romantique, m’imposait cela. » Mais le cancer est intervenu, et le tremblement de terre par lui provoqué. Non que sa décision quant à son métier ait été remise en cause. Patrick Autréaux cessera toute activité médicale quelque temps plus tard. Mais le fait d’avoir traversé cette expérience de profonde déréliction a orienté le sens de son geste d’écriture. S’il adjoint un désir de soigner, qui lui aussi s’enracine depuis le plus jeune âge. Quand, à ses 6 ans, sa grand-mère tant aimée est morte dans l’impuissance générale, terrassée par la maladie.
Mais tenter de soigner par l’écriture ne va pas sans malentendus. Il en a approché une certaine réalité lors d’une rencontre avec le public après la publication de son premier livre. Nombre de lecteurs vinrent lui confier les drames liés à la maladie qu’ils traversaient. Patrick Autréaux en fut bouleversé. Mais il se défia d’endosser la posture du porte-parole, tout en reconnaissant qu’à cet instant un « nous, éphémère incertain fragile, né des mots et authentifié par un seul regard, fondé sur la commune épreuve d’un désastre intime » s’était constitué. En revanche, invité dans un colloque de soignants, il ne parvint pas à ébranler ceux-ci quant à la paroi étanche, protectrice, qu’ils instaurent entre la solitude du malade et eux-mêmes.
Deux pages pleines de La Voix écrite rassemblent les titres des œuvres, toutes liées à une traversée de l’enfer qui, pour Patrick Autréaux, sont comme un « radeau » sur une mer démontée. Au plus fort de son épreuve, le premier livre qui s’adressa ainsi à lui fut Être sans destin, d’Imre Kertész. Telle a été, à son tour, son ambition, qu’il ne cache pas être démesurée : « Écrire pour les temps de malheur », à travers une trilogie consacrée à sa convalescence.
Le livre s’achève sur des pages où l’indicible trouve une forme. Des États-Unis, où il est parti, l’auteur imagine dans sa chambre d’hôpital son ami Max, qu’il joint chaque jour par téléphone, atteint à son tour d’un cancer. « Je prends le relais », lui a lancé celui-ci, partageant désormais l’expérience de la catastrophe, seul face à lui-même.
Max, rapporte Patrick Autréaux, avait pour coutume de dire que « les livres nous analysent bien plus que nous les analysons nous-mêmes ». La lecture si féconde de La Voix écrite, mettant le lecteur à nu, confirme ce propos.