La Revue des Belles Lettres, mai 2016, par Louise L. Lambrichs
Qui est le jardinier des morts ? L’employé rémunéré par le narrateur du texte éponyme de ce recueil, pour fleurir les tombes de ses proches disparus ? Ou l’écrivain qui, au fil de ces textes, explore les rouages de la subjectivité face aux effets que produit la mort, aussi bien celle qui surgit sans crier gare, que celle qui s’annonce ou celle que l’on pourrait donner? Si l’unité de ce livre tient au style de Lercher – sobre, clair, dépouillé de toute afféterie, sensible toujours, ironique parfois, cruel souvent –, les textes qui le composent semblent relever de divers genres: tantôt récits en partie autobiographiques – souvenirs de sa vie d’étudiant, de rencontres avec des personnages importants qui ont compté dans la vie intellectuelle française, de relations sentimentales ou de voyages –, tantôt nouvelles voire contes cruels, inspirés de faits divers. Rien ici, pourtant, de disparate : unifiés par le style et le ton, tous ont en commun d’être racontés par un narrateur qui, d’un texte à l’autre, passe insensiblement d’un personnage réel aux prises avec le monde à un personnage rêvé sans que le lecteur puisse – si l’écrivain n’en dit rien – clairement trancher. Mais, ici, quelle importance ? L’essentiel est que chaque histoire, crédible, porte. L’expérience récurrente de la mort – l’énigme qu’elle représente et la fascination qu’elle exerce parfois –, introduite par le premier texte, paraît fondatrice même lorsque, pourvoyeuse d’ombres inquiétantes, elle n’est évoquée qu’en creux, donnant à la vie et aux souvenirs qui s’y détachent relief et profondeur. Ainsi l’enfant découvre-t-il la mort moins par la disparition réelle de sa mère que par l’effet qu’elle produit sur sa grand-mère. Comme si l’enfant ayant perdu sa mère ne pouvait vivre la catastrophe de cette perte prématurée qu’à travers le miroir offert par l’aïeule qui, elle, semble sous les yeux du petit orphelin mourir vive d’avoir perdu sa fille.
Dans le monde que déploie Lercher, associant l’élégance à une fausse légèreté qui sait sans peser se faire grave, la frontière qui sépare les morts des vivants parait moins nette que dans l’existence, tant les morts qui hantent le narrateur, fussent-ils absents, empruntent aux vivants et tant les vivants qui passent dans sa vie s’en détachent, inconscients des traces vives qu’ils laissent dans l’esprit de l’enfant, de l’adolescent ou du jeune homme. Au fil de la lecture se dégage une entreprise littéraire visant à rendre immédiat ce qui ne saurait l’être, ou encore à rendre présent ce qui manque ou échappe : l’étrangeté singulière de toute expérience vécue, que les mots n’épuisent guère, même s’ils permettent de ressusciter tel ou tel moment passé quand tant d’autres, à notre insu, ont disparu.