Sud-Ouest, 30 avril 2017, par Yves Harté
La page inconnue d’Ignacio Sánchez Mejías
Le torero avait commencé un récit de sa vie, publié aujourd’hui.
Entre deux poses de banderilles qui soulevaient les arènes et une estocade fulminante, le torero Ignacio Sánchez Mejías avait entrepris la rédaction d’un livre. Il hésitait entre deux titres : L’Amertume du triomphe ou Marujilla aux perles noires. Il choisira finalement le premier mais ne terminera jamais son ouvrage qu’il enfermera dans une malle, où l’a découvert, quelques décennies plus tard, son biographe, Andrés Amorós, en fouillant dans les vieux papiers que lui avait confiés sa famille.
Il fallut qu’Ignacio meure dans une arène pour devenir inoubliable. C’est pour lui que Federico García Lorca écrivit ses « cinq heures du soir », les « terribles cinq heures du soir ». Ignacio Sánchez Mejías passa à la postérité parce qu’en 1934, à 43 ans, malgré l’hostilité du public, le corps qui se faisait lourd et le souvenir funeste de Joselito, son beau-frère, tué quatorze ans plus tôt, il reprit les armes car il s’ennuyait. Au fond, la mort et son vénéneux parfum l’avait toujours entouré, y compris dans sa façon de toréer. Là où les autres donnaient le spectacle d’une légèreté céleste, lui pétrifiait le public, faisait surgir des cris d’effroi au lieu de l’envol des « olé ».
Le plus étrange de cet homme paradoxal était que sa vie fut plus passionnée que le mystère tragique qui l’obsédait. Ignacio Sánchez Mejías était cultivé, poète, musicien et mécène à ses heures. Son livre, drôle, grinçant et fataliste, devait être l’extrait de l’humeur noire qui le rongeait. Sa corrida de papier était celle, hors de l’arène, des burladeros et des chambres d’hôtel, des hommes d’affaires douteux et des transferts d’argent, des petits arrangements et des grandes trahisons. Toute une vie, en somme, qu’il n’acheva pas. Comme une dernière ironie pour celui qui cherchait tant la mort.