Le Monde des livres, 9 juin 2017, par Amaury da Cunha

Aux aguets

Quel point commun entre le travail des mots et la chasse aux insectes – à laquelle l’auteur de «Catherine »consacre un coffret réunissant un texte, un film et un entretien ? Ces deux passions relèvent d’une soif de comprendre le monde.

À peine entrés dans la maison de Pierre Bergounioux à Gif-sur-Yvette (Essonne), l’écrivain demande si l’on désire découvrir sa collection de masques africains. « Ce que je trouve beau, c’est que ces fétiches continuent de nous parler », dit-il, avec l’enthousiasme d’un enfant excité de montrer ses jouets.

Pierre Bergounioux a écrit plus de soixante-dix livres qui, tous, répondent à l’urgence d’un « éclaircissement intérieur » ; hantés par le ravage du temps, ils constituent une résistance à l’oubli. Dans cette oeuvre abondante, on peut citer le beau récit Catherine (Gallimard, 1984), ses essais sur Faulkner ou Claude Simon, ou encore les quatre volumes de son magistral journal de plus de 4 500 pages (Carnet de notes, Verdier, 2006-2016). Mais, quand il n’écrit pas, l’homme est aussi fasciné par les « choses muettes », pour reprendre les mots d’un poème de Baudelaire.

Dans le petit salon qui donne sur la terrasse, il n’y a pas de place pour les livres. Les murs sont saturés de masques. Homme à quatre faces, mangeur de lépreux. Cracheur de feu qui a les dents d’un phacochère et les cornes d’une antilope. Pierre Bergounioux reste aussi attentif à ce qu’il montre et décrit qu’à la présence de son interlocuteur. L’entendre parler est déroutant : sans qu’il pontifie jamais, ses paroles ont la clarté et l’élégance de la chose écrite. Quand on l’interroge sur l’origine de cette passion, l’écrivain explique qu’elle lui est venue en même temps que son intérêt pour les insectes. « J’avais 9 ans lorsque j’ai vu mon premier masque africain, et je me suis senti augmenté, et libéré. Quant aux insectes, je me souviens d’avoir été frappé par leur éclat, et par l’infini raffinement que ces créatures passagères possédaient. »

Dans une boîte vitrée accrochée au mur du salon, comme une œuvre plastique, on distingue les proies de Bergounioux : des papillons. Il capture lui-même ceux qu’il conserve. Une vingtaine sont présentés comme des trophées, soigneusement épinglés. On pense au goût de Nabokov pour les mêmes lépidoptères, à l’intérêt de Gide pour les insectes, à Jünger et ses coléoptères… Est-ce qu’il existe une famille d’écrivains, chasseurs et collectionneurs ? Sans doute partagent-ils un goût pour la capture : conserver des traces du vivant, aussi bizarre soit-il. « Ces écrivains que vous citez ont donné leurs lettres de noblesse à cette curiosité étrange », note-t-il.

En l’écoutant parler, les images du film La Capture, de Geoffrey Lachassagne, tourné en juin 2013 sur le plateau de Millevaches (les éditions Verdier réunissent aujourd’hui en coffret ce film avec un texte de l’auteur et un entretien radio), reviennent, à l’esprit. Le cinéaste a fait le portrait de l’écrivain en chasseur d’insectes, œuvrant dans les parages de sa maison en Corrèze, où il est né en 1949 – il partage désormais son temps entre la vallée de Chevreuse et le Limousin. Dans les images aussi concrètes que mystérieuses du film, on le voit dresser dans une nuit d’été un grand drap blanc, éclairé par un spot, pour attirer « ces petites splendeurs ». Pierre Bergounioux y joue son propre rôle : un homme sans cesse aux aguets, avide de clarté et de compréhension du monde.

Ce n’est pas la première fois que l’écrivain apparaît au cinéma. En 2004, Jean-Luc Godard lui avait demandé de participer à Notre musique. Dans une séquence tournée devant la bibliothèque calcinée de Sarajevo, entouré de mines, il parlait d’Homère et de Faulkner. Expérience déconcertante pour Bergounioux. « Jean-Luc Godard pratique un art qui, bien souvent, consiste dans une absence de corrélation entre ce que ses personnages font et ce qu’ils disent. J’ai été cependant touché par les conseils qu’il me donnait ; je lui ai quand même fait rater deux scènes, il aurait dû me tuer ! », confie-t-il.

Dans le film de Lachassagne, contrairement à celui de Godard, l’écrivain parle peu. On le voit marcher avec vélocité, réaliser des sculptures avec des morceaux de ferraille, manipuler minutieusement ses « petites bêtes ». L’écrivain semble obsédé par le réel, par sa dimension tangible et palpable qui convoque l’enfance. Les mots sont connectés aux expériences, des plus immédiates aux plus lointaines. « On a tous les âges en même temps, écrivait le psychanalyste Georg Groddeck. C’est la seule explication que j’ai trouvée au fait, alors que j’accuse un âge plus que respectable, d’éprouver encore ces émois et ces curiosités, ces impulsions  dont on s’affranchit en principe quand on accède à l’adolescence. Je suis toujours émerveillé aujourd’hui par ce qui arrache des cris de dégoût aux adultes. On est dehors, lampe allumée, quand soudain, un vrombissement troue les ténèbres, et un gros coléoptère tombe dans la soupe. »

Si l’émerveillement prolonge l’esprit de l’enfance, ces captures ont aussi quelque chose de cruel, fait-on remarquer à Bergounioux. Dans le bureau où nous nous sommes maintenant installés, où les livres sont rangés dans des bibliothèques vitrées comme des boîtes à papillons, sous le regard un peu inquiétant de masques africains posés au sol, l’écrivain explique sa méthode : « Je ne pense pas être cruel. Mon premier soin consiste d’abord à les éthériser. La mort s’ensuit dans les trente secondes. Lorsque je les transperce, ils ne sont déjà plus de ce monde. » Parfaitement rigoureux, Bergounioux regarde ces animaux avec érudition, il cite à plusieurs reprises Linné, le fondateur de l’entomologie. On devine cependant que cette passion excède aussi son objet. Car les insectes nous ramènent à nous-mêmes, à notre bien relative supériorité. «Je suis extrêmement vulnérable, explique-t-il. Un lucane me pince, le sang commence à pisser. Mon squelette est dedans, celui d’un insecte est dehors, il est cuirassé, et combien de fois n’ai-je rêvé d’être vêtu d’une telle cuirasse, lorsque je vivais des choses dangereuses ! »

La capture d’insectes a-t-elle quelque chose à voir avec la pratique de l’écriture ? Les mots piègent-ils des pensées ? Dans le journal que tient Bergounioux depuis trente-sept ans (ce « pavé de l’ours », comme il l’appelle), l’écrivain recense des faits, des plus graves aux plus anodins, qui gravitent autour de sa vie. Pour lui, cette relation entre la chasse aux insectes et le travail sur les mots tient à leur commune étrangeté. « S’il fallait rassembler sous un même vocable ces deux activités aussi hétéroclites et disparates, je me servirais d’un mot : le mystère. Il y a des liens occultes entre ces activités, de prime abord peu compatibles, qui consistent, par l’une, à rester à une table avec un crayon dont on fait crisser la pointe sur le papier, et par l’autre, à effectuer des courses échevelées dans la mouille et la pluie pour mettre la main sur une créature dont l’espérance de vie est extraordinairement brève. »

Ces échappées vers le dehors ont peut-être aussi, pour un écrivain aussi prolifique que Pierre Bergounioux, cette fonction apaisante de pouvoir « se déconditionner du verbal », comme l’écrivait Henri Michaux. Et en cette fin de journée de printemps, dans cette pièce où entre une lumière basse et douce, il explique que nous ne cessons jamais de dialoguer avec cette dernière. « La lumière nous parle, les choses nous parlent. Soit elles nous affligent, soit elles ajoutent au monde un charme de la beauté. C’est une sorte de langage qui nous entoure. » Devant la fenêtre, posés sur un chevalet, l’écrivain montre de nombreux dessins, des peintures – ces images silencieuses que des artistes lui envoient par la poste, dans l’attente qu’il puisse peut-être, un jour, mettre des mots dessus.