L’Humanité, 31 août 2017, par Alain Nicolas

Le temps inabouti des histoires interrompues

Dans un au-delà indistinct, trois combattants vaincus tentent en racontant des récits de se créer des repères.

Dans un espace noir, d’une obscurité totale, charbonneuse, trois êtres poursuivent un voyage commencé depuis un temps dont la notion même est perdue. À certains indices, on comprend qu’ils ne sont plus vivants, qu’ils existent dans un entre-deux, avant, peut-être, de se transformer en de nouvelles entités. En espérant ne pas devenir « démons errants, moines machistes, semi-humains obsédés de lubricité ». Incapables de percevoir l’espace, ils essaient de se reconstruire un temps. Mais, dit Myriam, l’une des trois, « le temps autour de nous s’écoulait par paquets incohérents ». Il est marqué par l’inaboutissement, « le seul rythme auquel nous puissions nous raccrocher pour mesurer ce qui subsistait de notre existence». Pour s’y retrouver, seule la parole pourrait être efficace. Les trois voyageurs vont donc tenter de « planter des balises verbales », d’« inventer des récits, des narrats ». Mais ces histoires sont elles-mêmes soumises à cette loi de l’inachèvement. Les « narrats » deviennent des « interruptats ».

Ils ont appartenu au Parti, sans se connaître

Les lecteurs auront reconnu l’univers auquel Antoine Volodine a donné le nom de « post-exotisme ». Un monde où, après la défaite d’une « troisième union soviétique », des vaincus, fuyards, prisonniers racontent des histoires. Elles ont été transmises dans la clandestinité, inventées pour les besoins d’interrogatoires ou par vantardise, déformées par les siècles. Le temps s’est dilaté, les êtres ont subi d’étranges modifications sous l’effet des radiations. Les vieilles chamanes luttent avec les anciens des « services » et tout se passe peut-être dans cet espace intermédiaire entre la mort et une vie réincarnée que les Tibétains appellent « bardo ». Ces récits, « narrats », « shaggas » ou « entrevoûtes » sont assumés par les « écrivains post-exotiques », dont Lutz Bassmann, aux côtés de Manuela Draeger, Elli Kronauer et Antoine Volodine, est un des porte-parole.

Les personnages de Black Village, Tassili, Goodman, Myriam, sont bien de cette étrange confrérie. Ils ont appartenu au Parti, sans se connaître. Les histoires qu’ils racontent sont issues de cette tradition de lutte révolutionnaire, vaincue, autodévoratrice, où communauté de combat et méfiance se nourrissent l’une l’autre. En de brefs récits qui portent le nom de personnages, elles mettent en scène des acteurs de cette guerre meurtrière dont la liquidation est le pain quotidien. Autant les deux premiers et deux derniers chapitres nous engluent dans un monde sombre et indistinct où espace, temps et corps se défont, autant les « narrats » montrent en général, même quand apparaissent les oiseaux monstrueux chers à l’auteur, des tableaux nets, des corps entraînés, des langages efficaces. Les récits partent au quart de tour, saisissent le lecteur jusqu’à une phrase coupée net. « La fin. Comme si ça pouvait exister quelque part », remarque Myriam.

Avec Black Village, Lutz Bassmann poursuit une méditation sur le rôle et la possibilité de la fiction. Le roman, embarquant les lecteurs dans plus de trente récits inachevés, joue sur le couple attente-frustration, et en tire une construction en creux, où le romanesque surgit de sa propre dénégation. Le seul à passer de l’autre côté, à parvenir au Village noir, c’est le lecteur, semble nous dire l’auteur de ce roman envoûtant.