La Nouvelle Revue française, septembre 2017, par Stéphanie Cochet
Comment on pleure, se demande Pierre Demarty ?
Un homme se dirige un soir de solitude estivale vers un cinéma, tandis que sa femme et ses deux fils sont partis en vacances. Sur l’écran un film hollywoodien : une starlette héberge un extraterrestre sous ses jolis traits d’humaine, pour mieux entraîner des hommes à l’arrière de sa camionnette blanche. Comment se fait-il que, alors qu’un chien, puis un homme, puis une femme disparaissent dans la mer, laissant un petit garçon sur la plage, promis à une mort certaine, les larmes viennent à cet homme-là ? Au point d’en perdre le sommeil, de se retrouver le lendemain dans la tour de verre de son bureau, hagard, au point de prendre la fuite, sur une autoroute obscure, pour rejoindre enfin au petit matin les trois visages aimés au-dessus de bols fumants ? Conduite erratique que sa femme ne lui connaissait pas. Car il s’agit d’un homme, comme vous et moi, à la vie réglée de ceux qui ne sont pas des personnages de roman.
Comment ce même homme, deux étés plus tard, le 3 septembre 2015, retourné dans la routine de sa tour de verre, et allumant son ordinateur, est submergé par l’émotion, devant la photographie d’un petit garçon au tee-shirt rouge échoué sur une plage ? Et peu importe que l’on ait reconnu Scarlett Johansson dans Under the skin, ou le petit Aylan dont la photographie a soulevé une vague d’indignation internationale – et sans effet. La question n’est pas là. Plutôt que de s’insurger face à l’indifférence, Pierre Demarty retourne la question et c’est toute l’intelligence de son texte. D’où viennent les larmes ?
Face à cette sidération, la langue de Pierre Demarty fouille, comme on creuse le sable, cette rencontre – dont il superpose les deux instants, fictif et non, en un titre sans pluriel, Le petit garçon sur la plage. Il s’en tient à ce que son personnage, un individu singulier, dans les circonstances singulières de leur réception, en perçoit : des images, leur surface. Avec la rigueur des obsessions. Le tee-shirt rouge, la position du corps, les semelles des chaussures. Dans l’espoir de donner forme à ce débordement. Il le fait avec froideur. Ces larmes, il ne cherche pas à nous les transmettre. D’ailleurs la poésie est inadmissible, répète la radio le lendemain de ce 2 septembre 2015, où Aylan et Denis Roche sont morts.
Quelques pistes sont esquissées. Il y a « le regard fragile, d’amour et d’effroi mêlé, que portent sur leurs fils, les hommes qui sont un jour devenus des pères ». Il y a ce lieu obscur en soi, âme peut-être, mais aussi petit garçon lové là, en creux, dans cet adulte qu’il est devenu, et prêt à resurgir, avec la même urgence. Et avec quelle force il convoque ces cris d’enfant, de bébé, qui ne seront pas entendus, et la brutalité de ce désespoir nu dont on a tout oublié tant ils sont insoutenables. Non pas père, mais enfant alors.
Chaque page procède par tâtonnements. Avec le même entêtement, la même prudence et la même pudeur. Pour trouver le mot juste puis l’effacer aussitôt. C’est que Pierre Demarty n’a de cesse d’ouvrir des brèches qu’on aimerait ne pas voir refermées. « Puis la vie l’a repris parce que la vie nous reprend toujours. »