Books, septembre 2017, par Emanuele Trevi

La tentation du Père Léo

Le nouveau roman de Walter Siti ne laisse personne indifférent en Italie. Délaissant l’autofiction, l’écrivain raconte les affres d’un prêtre qui porte en lui le tourment d’une faute inexpiable.

Dans Au feu de Dieu, le nouveau roman de Walter Siti, la tour Unicredit veille jour et nuit sur Milan. Si la tour de Babel fut un acte d’orgueil et de démesure, puni par la confusion des langues, le gratte-ciel le plus haut d’Italie semble nourrir des ambitions autrement plus modestes que celles de son illustre archétype biblique. Il est le miroir d’un ciel qui, quand il est beau, comme chacun sait, est vraiment beau, mais qui n’en est pas moins vide, pas moins avare de signaux et, évidemment, de malheurs. Le personnage principal du livre, Léo Bassoli, en sait quelque chose. Un prêtre de 33 ans qui ne laisse jamais de répit à Dieu, dont il reçoit en échange de longs silences ou, pire encore, d’obscurs oracles interceptés entre le sommeil et la veille, fatalement déformés, impossibles à interpréter.

Pour ses ouailles, Léo est un excellent prêtre, de ceux en qui on peut avoir confiance, intelligent et plein d’empathie. Mais il porte en lui une faute inextinguible, une espèce d’énergie noire qui, au plus profond de son être, en fait bien plus un pénitent qu’un pasteur. Cette faute, le monde la nomme pédophilie et en est aussi horrifié que Léo l’est par lui-même.

Pourtant, on ne reconnaît jamais parfaitement, dans l’universalité des noms donnés aux péchés, les pécheurs individuels, de la même façon que les noms attribués aux maladies par la médecine échouent à définir tout malade en particulier. Mais je ne cherche pas ici à éluder habilement l’évidence : beaucoup de pages de ce livre sont scabreuses, certaines à la limite du supportable. Au feu de Dieu est arrivé en librairie en Italie enveloppé d’un parfum de scandale. Je veux simplement faire remarquer que Siti, comme tout écrivain digne de ce nom, mise sur la capacité des lecteurs à effectuer l’opération élémentaire dont découle toute la littérature moderne : faire la distinction entre le point de vue de l’auteur et celui du personnage. Cela fait partie des « fondamentaux » qui, si je ne m’abuse, sont même enseignés à l’école, et qui nous interdit sensément de conclure que Nabokov couchait avec les filles mineures de ses hôtes, ou que Dostoïevski, par exemple, prônait l’infanticide. La seule infamie que peut commettre un écrivain est justement celle de juger ce qu’il décrit, de s’arroger une sorte de supériorité morale dont il ne saurait être le dépositaire. Si la critique n’est pas capable de faire ces distinctions élémentaires, autant s’en remettre directement à l’instinct des lecteurs ou aux petites étoiles d’Amazon.

Pour en revenir au sujet de la faute et de la conscience, Léo n’est tombé qu’une seule fois dans sa vie dans le péché qui le tourmente. Lorsque nous faisons sa connaissance, il vit chastement depuis de nombreuses années, exerçant sur lui-même un contrôle éreintant. Mais, dans une comptabilité morale véritablement rigoureuse comme celle que le héros de Siti s’impose à lui-même, la « concupiscence », comme disent les confesseurs, est un problème bien plus épineux que la distinction entre ce qu’on a fait et ce qu’on s’est contraint à ne pas faire. Le vrai visage de l’Ennemi n’est pas la faute mais la tentation. La faute peut s’expier, c’est un fait ; la tentation en revanche nous relègue dans une éternelle incertitude, elle est capable de polluer les eaux les plus pures d’un seul de ses grains maléfiques. La puissance est plus diabolique que l’acte.

Siti dépeint de main de Maître cet état d’angoisse mortifiante, cette forêt luxuriante de scrupules et d’obsessions, portées jusqu’à leurs inévitables conséquences tragiques. C’est une histoire terrible que celle d’Au feu de Dieu, où l’instrument du salut devient la cause de la perdition. Car c’est bien sa conscience hypertrophiée qui aveugle Léo à l’heure du rendez-vous décisif avec le destin. Bien sûr, elle l’empêche de retomber dans le péché, mais elle l’anéantit au moment même où l’exercice de la charité, la vertu chrétienne suprême, ne peut plus attendre. Siti n’entend pas du tout suggérer, comme certains l’ont absurdement écrit, que son protagoniste aurait pu, s’il était retombé dans le péché, sauver l’être pauvre et fragile qui lui avait été confié. C’est à la rigueur ce qu’en retient l’esprit confus de Léo. Mais, nous, nous n’y croyons pas un seul instant. Comment pourrait-on attribuer une bestialité aussi mécanique à l’auteur ? Le pessimisme anthropologique de Siti, qui ne date pas d’aujourd’hui, pointe plutôt du doigt la discordance entre ce que nous croyons être et les événements censés rendre ces convictions réelles.

Ce roman, que Siti publie à tout juste 70 ans, marque un tournant dans son parcours de narrateur. Un besoin qui se faisait déjà assez clairement ressentir dans son précédent livre, intitulé non sans raison Exit Strategy. On pourrait risquer une synthèse en affirmant que sa perspective est passée de la confession à l’imagination. Ce je « expérimental et aléatoire », comme il l’a défini lui-même, bref ce « Walter Siti » qui a été pendant longtemps aussi bien le narrateur que le personnage de ses histoires, semble en effet céder la place à un personnage pour ainsi dire plus classique, surgi de son imagination. C’est un narrateur qui, pour ceux qui connaissent sa trajectoire, s’apparente un peu à un retraité de l’existence qui aurait choisi de se mettre de côté, conservant ses prérogatives de marionnettiste tout en renonçant à celles de la marionnette. Il profite d’une sagesse bien méritée, par ailleurs trop intelligent pour ne pas insinuer qu’il pourrait s’agir d’une méprise absolue (« Quand nos illusions nous abandonnent, nous nous flattons de croire que c’est nous qui les avons abandonnées »).

Mais attention : de Walter Siti, il ne reste pas que le nom de l’auteur en couverture. Avant d’abdiquer avec honneur, il s’est octroyé une cinquantaine de notes de bas de page et une poignée de lignes en italiques, nous rappelant que les vrais loups, quand bien même leur pelage serait tombé ou aurait blanchi, ne renoncent pas à leurs vices mais les transforment ou les dissimulent, comme si seul le fait de rester fidèle à soi-même pouvait engendrer la nouveauté.

En fin de compte, entre le Walter Siti empirique né à Modène en 1947 et ce roman-ci, est de nouveau parvenu à se glisser, avec toute l’énergie artistique et visionnaire propre à son cynisme et à sa piété, le vieux Walter Siti que l’on croyait destiné à s’éclipser. Et il lui en faut si peu pour imprimer sa présence que même celui qui n’aurait lu aucun des livres de sa saga se rendrait vite compte que c’est bien cela qui se trouve au cœur de son œuvre, la relation entre celui qui invente et celui qui est inventé, entre la voix qui raconte et la vie qui est racontée. Relation déchirante, car toute l’expérience et le discernement accumulés par le vieux narrateur se reflètent nécessairement dans les erreurs et l’absence d’avenir de son personnage. Celui qui n’a pas réussi est toujours l’ombre, ou la force de gravité de celui qui a réussi. Un peu comme ce qui est arrivé au Zuckerman de Philip

Roth : on franchit une ligne d’ombre au-delà de laquelle il n’est plus si urgent de raconter sa propre vie pour exister. C’est un passage, un glissement de la première à la troisième personne, qui concède à la première de garder intacte sa substance humaine, s’aplatissant dans l’ombre mais évitant de disparaître.

La figure du romancier qui naît de cette mutation est comme une allégorie, un masque de sénilité. Rien n’est plus nécessaire s’il est vrai, comme on peut le lire dans Au feu de Dieu, que le seul geste qui donne à la vie sa dignité est de « se saisir de tous les gains accumulés jusque-là dans la gestion de soi et de les remettre enjeu ».

Emanuele Trevi est un écrivain et critique italien, auteur notamment de Quelque chosed’écrit (Actes Sud, 2013).
Cet article est paru dans le Corriere délia Sera le 13 avril 2017. Il a été traduit par Maïra Muchnik.