L’Opinion, 12 septembre 2017, par Bernard Quiriny
Vous ne trouverez pas la photo de Lutz Bassmann sur la couverture de son nouveau roman, et pour cause : derrière Bassmann se cache Antoine Volodine, grand amateur d’hétéronymes. Il a publié plusieurs livres sous d’autres noms tout aussi bizarres, tels qu’Elli Kronauer et Manuel Draeger ; Volodine (qui écrit lui-même… sous pseudonyme !) se considère un peu comme un personnage parmi d’autres, en tout cas comme leur porte-parole, principal représentant d’une galaxie d’écrivains imaginaires à laquelle il a donné un nom de courant artistique, le « post-exotisme ». C’est un univers littéraire à part entière, proche d’une certaine science-fiction post-apocalyptique, bâti de bric et de broc à partir de thèmes récurrents et d’obsessions personnelles : les paysages post-industriels des pays de l’Est, l’imagerie de la révolution bolchevique, la métaphysique tibétaine, les prisons politiques, le chamanisme, etc.
Voyage outre-vie. De livre en livre, Volodine construit ainsi depuis trente ans un univers aux multiples facettes, profondément original, sans doute l’un des plus opiniâtres et ambitieux dans la littérature française d’aujourd’hui. Ses livres prennent des formes variées, romans, haïkus, contes, slogans, etc. ; il s’est même inventé ses formats personnels, par exemple les « narrats », sorte de brefs récits entrelacés, genre dont relève Black Village de Lutz Bassmann. Plus exactement, explique l’auteur, ce sont en fait des « interruptats », car tous ces récits sont interrompus avant la fin… Black Village commence avec trois personnages dans un décor obscur. On ignore où ils vont. Apparemment, ils sont morts. Égarés dans un temps post-mortem, ils n’ont aucun repère. Pour briser la monotonie de leur voyage outre-vie, ils décident de se raconter des histoires : histoires de tueurs à gages, d’animaux, de prisonniers, d’aliens, avec des personnages aux noms impossibles, remplis de consonance slave ou orientale comme Kirkovian, Soldatov, Sabakaïev. Une trentaine de récits se succèdent ainsi, tous stoppés net avant la fin, au beau milieu d’une phrase, comme si le livre avait été monté par un réalisateur trop pressé. L’ensemble forme une sorte de clip rempli d’échos et de correspondances, avec tous les objets du magasin post-exotique : immeubles en ruines, bureaucrates mutiques, mercenaires dignes d’un gang des pays de l’Est, références à l’histoire soviétique et aux révolutions socialistes, etc. Le livre est imprégné d’une poésie glaciale, relevée ici ou là d’un trait d’humour noir. C’est dépaysant, souvent déroutant, parfois hermétique. Certains lecteurs seront déroutés par tant d’étrangeté, et resteront imperméables au charme du livre ; mais les autres, qui liront peut-être Bassmann/Volodine pour la première fois, pourraient tourner longtemps autour de Black Village, et explorer depuis là l’œuvre entière. Une trentaine de livres les attendent alors, signés par quatre auteurs. Au moins, Volodine, si ça se trouve, a d’autres hétéronymes, insoupçonnés jusqu’à ce jour.