L’Humanité, 13 octobre 2017, par Cynthia Fleury

La « mélancolère » selon Romain Noël

Les journaux sont désormais remplis de ces faits divers dans lesquels les « migrants » meurent, font naufrage, se cachent sous les essieux des camions, dorment sur les places urbaines, campent près des bourgades… En toute dernière date, le récit catastrophique, quasi journalier, des passeurs faisant commerce avec les femmes enceintes voulant accoucher à Mayotte, département français près des Comores. Le « tout » monte sur une embarcation, à quasi-terme, et la suite est évidente, rajoutant à la catastrophe économique, sociale et morale, celle humanitaire.

Plus près de nous, place Stalingrad ou encore porte de la Chapelle, les migrants prennent place comme ils peuvent et subissent le rejet des populations locales, n’étant nullement préparées pour un tel accueil. Marielle Macé est allée du côté du quai d’Austerlitz, et en a tiré ce petit opus sur ceux qui vivent aux « bords » des vies des autres. Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017 (Verdier, 2017) en est le titre. En dessous de la Cité de la mode, captant d’ailleurs son Wi-Fi, le camp s’est installé, non loin du siège de Natixis : « Aux bords de la mode, donc, avec son idée à elle du bien, de ce qu’est le bien, en l’occurrence des biens où gît souvent le bien dans notre forme de vie quotidienne. » La sidération vient sans doute de cette confrontation indifférente qui confine à la mélancolère (mélange de colère et de mélancolie, selon le poète Romain Noël) pour l’observateur non dénué de sentiment. Il est sidérant en effet comment les villes, et les individus qui les traversent, rendent invisibles les indésirables, comment ils et elles produisent des mécanismes d’invisibilité, d’effacement de ce qui gêne. Comment passer de la sidération à la con-sidération, demande Macé ? Comment retrouver le désir (du verbe de-siderare) de l’attention à l’autre ? Le défi est loin d’être aisé car les politiques publiques n’ont plus pour objet de « considérer » les vies des citoyens. Ceux qui prennent sur eux la charge, ce sont les associations. Le Pôle d’exploration des ressources urbaines (Perou) avait, par exemple, inauguré, en 2012, une ambassade au cœur d’un bidonville de Roms, à Ris-Orangis, avec des espaces de conseil juridique, une piste de danse, des salles de réunions, tout ce qui pouvait également entraver les éventuelles pelleteuses des autorités institutionnelles.

« Ce que les camps anticipent de manière radicale, écrit Michel Agier, c’est une problématique de la vie et de la citoyenneté aux marges de l’État-nation. » Autrement dit, le manifeste de Perou considère que la destruction des camps est un acte irresponsable et délibérément belliqueux, et qu’il y a là une « situation-monde » nous concernant tous, archétypale de ce que doit être le principe même d’une politique publique. Dès lors, pour Macé, accueillir n’est pas un acte compassionnel mais un acte de justice, de réparation, au sens où la politique répare le tort subi par ceux que l’histoire expulse. La nécessité de l’accueil rappelle l’égalité des vies.