Le Matricule des anges, octobre 2017, par Éric Dussert
Zaoum, piou et piak
Ouvreur de voies et poète errant, le russe Velimir Khlebnikov est l’aède qui a libéré les mots et les sons.
On attendait depuis quelque temps déjà cette publication tonitruante : les dernières œuvres de Velimir Khlebnikov en français… Il faut se rendre compte que nous n’avions jamais eu tant de pages de ce titan de la poésie. Et pour cause : il a fallu vingt ans à son traducteur pour nous les présenter en bloc. Quelques fragments apéritifs avaient paru dans la revue Europe en 2010, et depuis l’impatience était grande de lire cet autoproclamé « président du globe terrestre » dont le talent était tel qu’il « ne passe pas par n’importe quelle porte ». Vous imaginez le numéro. On dit qu’il est le plus grand poète russe, et la somme de 1150 pages fournies par le traducteur Yvan Mignot pour la collection « Slava » de Verdier tend à le prouver.
Inspirateur des créateurs les plus variés (depuis Roman Jakobson jusqu’à Mandelstam ou Malevitch), Velimir Khlebnikov (1885-1922) est un phénomène dont le parcours s’est distingué par une très durable évasion des conventions et une indépendance de plus en plus marquée. Jusqu’à la fuite. Ce sont les écrits et poèmes de cette errance des quatre dernières années du poète qui vagabonda d’Ukraine jusqu’en Perse qui sont réunis aujourd’hui, bravant la logique de la typologie documentaire puisque lettres et proses viennent dans ce cas précis échafauder l’œuvre qu’aucune publication ne pouvait alors, entre 1919 et 1922, sanctifier. On raconte que Khlebnikov écrivait alors avec les moyens du bord (on parle d’une plume d’aigle, d’un piquant de porc-épic, d’une branche de saule trempée dans l’encre) sur des feuilles volantes qu’il entassait dans une « légendaire taie d’oreiller », qu’il égarait parfois bien sûr, comme il s’est perdu lui-même, rendant son dernier souffle à cause de la gangrène dans un trou paumé du gouvernement de Novgorod en Russie. Il est enterré comme Andreï Biély et Tchékhov, au cimetière de Novodiévitchi, au sud-ouest de Moscou.
Soucieux de percevoir tous les soupirs du monde, le poète est à l’écoute. Il l’était avant de prendre sa taie d’oreiller. Pour ses amis futuristes, il faisait de savants calculs afin de prophétiser le déclin de l’empire russe. Il aimait les mathématiques d’ailleurs dont il constellait ses poèmes. Et puis il y a le « grand numérant. / Pour lui chaque bête était un nombre particulier. / Les hommes avaient leurs propres nombres personnels. Il reconnaissait le nombre personnel à la démarche, à l’odeur comme les chiens. / Il finit par se suicider d’ennui. « L’univers a déjà été dénombré, je n’ai plus rien à faire ! Hélas, je suis arrivé trop tard. »
Largement équipé de néologismes de sa composition, d’onomatopées et de la langue zaoum, cette invention des principaux futuristes russes (1913) dont il est avec Iliazd et Alexeï Kroutchenykh, il est paré pour révolutionner la poésie. Elle ne sera d’ailleurs plus jamais la même après le passage de ce terrible trio sur terre : le zaoum est un type de poésie où les sons rejoignent le sens primordial, une poésie au-delà (za) de l’esprit (oum), une poésie transmentale, outrâme comme le propose Yvan Mignot. C’est à ce moment du reste qu’il convient de penser au travail qu’a réclamé cette œuvre au traducteur qui s’est fendu d’explications et de notes philologiques conséquentes pour expliquer ses choix, pour mettre en évidence les dérivations du poète, ses inventions issues d’aucun dictionnaire : « Ton visage paladin de l’empuissant ! Empuissante empuissous ! » Plus loin : « Je m’empossible ». Il faut voir encore les poèmes « Revue-du-travail » ou « Langue personnelle » pour constater les « mots en liberté futuriste »… « Zizo zéia – écriture du soleil ».
Fils d’ornithologue, Khlebnikov forgea aussi, et bien avant le compositeur Olivier Messiaen, une parole pour les oiseaux et des chants de la langue stellaire. Ici, il faut mentionner son grand poème intitulé « Zanguézi » – Christian Prigent souligne aussi l’importance « Des enfants de la loutre » – où la langue du monde s’exprime en toute liberté, comme chez certains hétéroclites repérés par Raymond Queneau et André Blavier : « Piou ! Piou ! Piak, piak, piak ». Ça, c’est le geai.Viennent l’hirondelle, les dieux, les morts et les rois, et Zanguézi apparaît : « Moi papillon entré / dans la chambre de la vie humaine / il me faut laisser l’écriture de ma poussière / sur les fenêtres sévères ma signature de prisonnier / sur les vitres strictes du fatal ».
Naturellement une lecture de vive voix dit plus de l’œuvre de Khlebnikov que n’importe quel article couché sur le papier et conservé hors d’une taie d’oreiller. Il faut espérer que le vaillant travail d’Yvan Mignot donnera à des comédiens l’envie de faire éclater sur scène les mots et les sons de ce poète un peu miraculeux. Mais en attendant, même si on ne doit pas cracher le morceau ici, ne commettez pas d’imprudence et prenez bien en compte le fait que le mois de décembre arrive toujours trop vite. On est prêt à parier qu’à Noël on ne trouvera plus un exemplaire de ce cadeau de rêve. Et puis n’oubliez pas que Velimir Khlebnikov était le président du globe terrestre.