Le Magazine littéraire, novembre 2017, par Jean-Baptiste Harang

Apocalypse nue

Dans un monde désolé qui n’en finit pas de finir, deux morts se racontent des histoires pour croire en un dernier souffle de vie. Un nouveau livre « post-exotique » par le maître du genre, dont il se dit qu’il pourrait être l’un des pseudonymes d’Antoine Volodine.

On nous a souvent reproché, à juste titre, de chercher la petite bête dans les livres dont nous parlons, de retoquer un titre, de chipoter sur la pagination (on a vu des prières d’insérer revendiquer un nombre impair de pages !), de recopier sans vergogne la quatrième de couverture, de contester la rubrique dite « Du même auteur », lacunaire ou boursouflée, de protester contre une affirmation de genre (toute prose aujourd’hui se prend pour un roman, et c’est peut-être à raison). Eh bien, cette fois, c’est pis : le tour de force de Black Village n’est pas seulement dans le livre mais, frontal, dans le bandeau dont l’éditeur l’a ceint. Blanc sur noir : « Lutz Bassmann fut notre porte-parole jusqu’à la fin, la sienne et celle de nous tous et de tout », avec cette précision : « Citation extraite du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze d’Antoine Volodine, éditions Gallimard, 1998 ». Antoine Volodine est un garçon sérieux, la citation est vérifiable. Sauf que Lutz Bassmann n’a publié son premier livre que dix ans plus tard, Avec les moines-soldats, Verdier, 2008. Le post-exotisme est une machine à contrarier le temps. Antoine Volodine avait dans les 35 ans et ne disait pas son âge lorsque son premier livre parut en 1985, il inventait à tâtons avant de tout manigancer a posteriori dans son manifeste de 1998. Entre la blague entêtée, l’échafaudage onirique et l’école littéraire ergotante, le post-exotisme donne depuis des gages de son improbable cohérence en signant des livres un peu partout sous des noms bien inventés : Manuela Draeger, huit livres à L’École des loisirs, Elli Kronauer, auteur chez le même éditeur de cinq recueils de bylines («byline » est un mot sibyllin qui désigne une forme littéraire post-exotique qui fait peur aux enfants), Antoine Volodine lui-même, avecune vingtaine d’ouvrages (romans, romance, entrevoûtes et narrats, ainsi que quelques traductions plus ou moins apocryphes) chez Denoël, Minuit, Gallimard et au Seuil. Et enfin notre Lutz Bassmann, cinq livres chez Verdier, dont ce tout chaud Black Village, composé de narrats (35), comme Des anges mineurs, qui en proposait 49, puisque, en post-exotisme, tout est divisible par 7. Le narrat, comme son nom le laisse supposer, est une forme de narration vaguement accourcie.

Des oiseaux armés jusqu’au bec

A force de tenter de présenter l’affaire nous avions fini par la résumer ainsi : «Le post-exotisme n’est rien d’autre que l’œuvre d’Antoine Volodine », ce qu’il accepta d’autant plus volontiers que Volodine n’est qu’un pseudonyme, un poil au-dessus des autres. Puis il retourna chercher dans son sac de nouveaux tours pour conforter sa fable. Dont celui-ci : à deux reprises dans Black Village il est question de post-exotisme sous la plume de Lutz Bassmann, bon petit soldat du genre. Incidemment, page 133, à propos d’une pièce catastrophique : « C’était une féerie post-exotique particulièrement idiote que nous ne souhaitions pas monter mais que les oiseaux avaient exigé de voir nous menaçant de fermer le théâtre si nous n’obtempérions pas », dans les livres de Bassmann ce sont les oiseaux qui commandent, et pour cause, ils font deux bons mètres et sont armés jusqu’au bec. Et page 172, plus explicitement : « Accablé, Quantz se mit à penser à un fastidieux roman post-exotique qu’il avait lu quelques années plus tôt en prison […]. Le roman comme souvent les ouvrages de ce genre n’avait ni queue ni tête, et Quantz l’avait refermé sans souhaiter en connaître la fin. »

L’Œuvre d’Antoine Volodine, ici sous le nom de Lutz Bassmann, mais qu’importe, est une œuvre majeure, l’une des plus importantes de notre génération, d’un pessimisme politique obsessionnel, d’une langue forte, à la fois maîtrisée et libre, têtue et fantaisiste, elle dit un monde global, le nôtre, perdant, perdu, où tuer et mourir s’équivalent, elle dit le jour d’après, celui qui ne se compte plus en jours mais où le temps ne passe pas, il n’est plus que l’impatiente lenteur de la fin du monde. Aussi, cette incomparable vision des choses, apocalyptiques et noires, d’un humour ravageur, paraît encombrée de ce dispositif post-exotique que l’on croit devoir rabâcher à chaque lecture quand le corps du texte se suffit à lui-même pour réjouir et inquiéter le lecteur.

Ici, même le village est noir, Tassili, Goodman et Myriam marchent douloureusement vers pas grand-chose puisqu’ils sont morts, presque aveugles, éclairés par la maigre graisse de leurs doigts enflammés, pâles bougies de suif. Ils sont présents dans les deux premiers et les deux derniers narrats, les seuls qui se concluent par un point. Les trente et un autres sont les histoires qu’ils se racontent pour croire à un dernier souffle de vie, mais leur mort est une apnée suffocante, chaque histoire s’interrompt avant sa fin, comme un souffle coupé, perdu au mi lieu d’une phrase, des histoires de vengeances, de personnages aux noms ethniques imprononçables et superbes, d’assassinats politiques, d’obscurités irrespirables, de viols, de trains immobiles et furieux, d’extraterrestres visqueux, d’illégitimes défenses, de colères alenties, de faim et de soif, alors que de l’autre côté