Art Press, novembre 2017, par Véronique Bergen
Adolescence et dette de vie
Auteur d’une œuvre exigeante, d’ouvrages portant sur Rousseau, Nietzsche, Mallarmé, Romain Gary ou encore Michel Henry, Paul Audi poursuit dans Au sortir de l’enfance un questionnement sur les liens entre éthique et esthétique, sur l’épreuve de l’intimité du soi. Le sentiment d’une butée sur soi, d’une impossibilité d’échapper à ce qui constitue le Soi se pose comme la pierre angulaire de son édifice conceptuel. Passant par pertes et profits l’adolescence, Descartes définit l’entrée dans l’âge adulte par l’abandon des préjugés de l’enfance et l’aptitude à juger par soi-même. Rousseau, le premier, dote l’adolescence d’un statut anthropologique qui offre à l’individu la perspective d’une « deuxième naissance ». D’emblée, Paul Audi appréhende l’adolescence comme un événement de vérité, un drame métaphysique et non comme un âge de la vie éphémère, situé entre l’enfance et l’âge adulte. D’emblée, il déplace le curseur de la psychologie vers une approche philosophique nourrie par la phénoménologie, les travaux de Lévinas, Binswanger et surtout Lyotard. Que conserve-t-on de l’enfance quand on en sort ?
L’adolescence ouvre une porte vers la question de l’ipséité, du sentiment d’être soi en ce qui s’y éprouve ce que le philosophe appelle la finitude humaine. Une finitude qu’il ne circonscrit guère par les paramètres usuels de la finitude (notre dépendance à la réception d’intuitions spatio-temporelles ou notre mortalité), mais par la butée du Soi sur lui-même. L’adolescence est précisément ce « moment » de crise (moment structurel, non chronologique) où l’on prend conscience de sa finitude, à savoir de ne pas devoir sa venue à l’existence de soi, mais d’un Autre — la vie, les parents. S’appuyant sur les analyses lyotardiennes de l’enfance comme « finitude anthume », sentiment d’une dette envers l’Autre qui nous précède, Paul Audi pose en creuset de sa pensée l’idée d’un impouvoir de l’être humain dès lors que, n’ayant choisi de venir au monde, de naître, il contracte une dette de vie. Les crises, les conduites à risque, le désespoir que rencontrent les adolescents viennent de ce qu’ils prennent conscience de leur impouvoir, de n’être pas à l’origine de leur advenue. L’adolescence engage la question éthique de l’existence : que faire de sa vie, que décider face à la finitude, face à l’hétéronomie qui frappe l’être humain en raison de sa naissance non choisie ?
Étayées par les travaux du psychanalyste Fethi Benslama, des pistes réflexives sont proposées quant au nouage adolescence-ralliement au djihad-bascule du désespoir en un sentiment de surpuissance. Face à la révélation d’une dette de vie inaliénable, insolvable qui frappe l’adolescent, ce dernier se retrouverait face à trois possibilités subjectives que Paul Audi énumère comme suit : la présomption, la consomption et l’assomption. Dans le premier cas de figure, « à la faveur d’une véritable forclusion de l’endettement initial », l’adolescent tente de se délester du poids de la dette, s’engage dans la folie d’une impossible deuxième naissance ne devant rien à ses géniteurs. Si la tentation djihadiste des adolescents témoigne de cette première attitude (illusion de pouvoir lever la dette initiale), elle est également portée par le deuxième cas de figure qu’est la consomption, l’effondrement face au sentiment d’une dette ontologique. Sentiment de toute-puissance et sentiment de nullité, d’exil intérieur se présentent comme les deux faces d’une même médaille, le premier étant le fruit du second, la riposte au second. Comme une modalité du « qui perd gagne ». Que nul ne s’auto-engendre, que nul ne soit contemporain de sa naissance plonge dans le désespoir absolu qu’a disséqué Kierkegaard, grand explorateur de l’angoisse. Kafka (dans sa Lettre au père), mais aussi Hamlet éclairent cette figure de l’adolescence prise dans la consomption, dans les tourments d’une impossible libération. Le troisième cas de figure, l’assomption d’une dette irrelevable, caractérise le choix d’une liberté qui fait droit à l’hétéronomie native. Le poète qui, dans son œuvre et sa vie, personnifie cette troisième possibilité a pour nom Rimbaud dont Paul Audi déplie le poème « Jeunesse ». Assumer la dette offrirait deux voies : la création artistique et la procréation. Rouvrant la question névralgique de l’abandon de la poésie par Rimbaud, Paul Audi y voit la suprême cohérence de celui qui, posant la poésie en passerelle vers l’âge adulte, s’en défait lorsqu’elle a rempli sa mission. Ne peut-on plutôt penser tout au contraire que Rimbaud a congédié la poésie parce qu’elle a trahi ses promesses, parce qu’elle a échoué à transformer la vie ? Son adieu au verbe ne relève dès lors plus d’un adieu apaisé, « adulte », mais d’une colère noire, « adolescente ».
Au terme de cet essai subtil, quelques questions demeurent en friche. Que faire du phénomène à la fois métaphysique et existentiel des temps actuels qu’est la nostalgie de l’enfance, le mouvement de régression vers l’origine ? Quid du désir de vouloir rester dans l’enfance ou d’y retourner et non seulement de la quitter ? Dans la laïcisation de la dette de vie à laquelle procède le philosophe, n’entend-on pas encore les échos de la culpabilité religieuse, de la dette infinie conspuée par Nietzsche ? La crise existentielle dont l’adolescence est le nom surgit-elle du savoir d’une dette de vie inacquittable, n’a-t-elle d’autres paramètres ? Le phénomène vaut-il métaphysiquement pour ceux qui ne l’éprouvent pas charnellement ?