Les Lettres françaises, 9 novembre 2017, par René de Ceccatty

Eloge de l’éphémère et de la lecture

René Sieffert (1923-2004) a consacré sa vie à l’enseignement et à la traduction de la littérature classique japonaise, dont il est le principal introducteur en France et dont les titres, parus autrefois aux Publications orientalistes de France, sont peu à peu repris par Verdier. Cette littérature classique a un statut particulier dans la mesure où elle fait apparaître une structure narrative très particulière (le journal à la première personne, rédigé par des femmes appartenant à l’aristocratie impériale, à l’époque de Heian, c’est-à-dire à la fin du premier millénaire et au début du deuxième millénaire, si l’on s’en tient au calendrier occidental) qui va devenir la base de toute littérature romanesque jusqu’à nos jours au Japon. Le nikki, ou journal de cour, est donc, peut-on dire, d’une grande modernité, tant dans le domaine de l’analyse psychologique que dans celui de la sensibilité poétique, malgré l’archaïsme de sa langue sino-japonaise (dont le lexique et la syntaxe sont éloignés du japonais, utilisé depuis deux ou trois siècles) et malgré la particularité du contexte historique, puisque l’action est située dans l’environnement impérial, à Kyôto, Nara, Uji, ou dans des villes de province avec lesquelles la cour était en relation politique ou guerrière.

On a rapproché ces nikki de La Princesse de Clèves, car il y est question souvent d’amour chaste et d’impulsions adultérines, mais aussi d’enfants non désirés et clandestins, de sacrifices, de retraites loin des hommes, de passions contenues, sublimées, transfigurées. À ces journaux, répond, à la même époque, un « roman » qui est une extension démesurée de ce genre, le fameux Genji monogatari, qui est d’une ampleur incomparable et qui, lui, est plutôt rapproché des Mémoires de Saint-Simon et d’À la recherche du temps perdu. L’auteur en est Murasaki-Sikibu, génie féminin auquel on doit donc le premier véritable roman japonais. Et ce roman (monogatari japonais, qui est un récit au sens large, une « chose racontée » ou le « fait de raconter des événements ») est une référence centrale du présent Journal de Sarashina, qui, de ce fait, a une place particulière parmi tous les journaux dont il est contemporain (comme le Journal de Tosa, le Journal d’Izumi-shikibu, le Journal de Murasaki-Shikibu, le Journal de l’éphémère). En effet, son auteur que l’on désigne seulement comme « la fille de Sugawara no Takasué », qui était gouverneur de Hitachi, au nord-est du pays est passionné de lecture et commente le chef-d’œuvre de sa consœur, ce qui constitue une preuve de la diffusion immédiate du Genji monogatari et une indication de la façon dont il était perçu. Mais cela redouble la conscience de l’écrivain en train d’écrire, qui, de cette façon, valorise l’acte même de tenir son journal (qui, en réalité, est plutôt une vaste autobiographie puisque, malgré sa brièveté, le Journal de Sarashina recouvre la totalité de sa vie au XIe siècle, de sa naissance à sa retraite loin de toute activité de cour, selon le schéma habituel du destin de ces personnages).

Sarashina est le nom de la région où se trouvait une montagne appelée Obasuté (« jeter la vieille), mot qui évoque une pratique cruelle consistant à abandonner en fin de vie les très vieilles femmes au fond des montagnes. Un célèbre roman moderne (la Ballade Narayama, de Shichirô Fukazawa, 1956) reviendra sur ce rituel social effrayant. Mais ce n’est pas de cela qu’il est question dans l’autobiographie de la fille de Takasué. Il est surtout question de déplacements à travers le Japon, au gré d’humiliantes mutations du père de la narratrice, puis du service qu’elle accepte au près d’une princesse. Et le récit est jalonné de descriptions géographiques d’une extraordinaire intensité poétique et d’allusions sentimentales : elle observe, et elle vit, mais à la manière de toutes ses consœurs, avec une distance désabusée et douloureuse.

Les spécialistes de la littérature japonaise classique ont beaucoup commenté et tenté de conceptualiser les différents sentiments et principes esthétiques qui président à sa rédaction, dominée par la mélancolie, la nostalgie, la conscience du caractère éphémère des passions et des douleurs, et ce qui, plus généralement, est appelé « impermanence », mugi. Mais ce qui frappe le lecteur moderne est surtout la force d’évocation des lieux. La plupart des endroits désignés étaient pour le lecteur cultivé suggestifs de certains sentiments leur correspondant. Les lecteurs japonais ou japonisants de ces journaux, qu’ils soient contemporains de leur rédaction ou postérieurs (jusqu’à nos jours), ont l’habitude de ces noms de lieux qu’ils retrouvent régulièrement dans divers ouvrages, et en particulier dans les vaqua, poèmes de trente et une syllabes (dont la première parie a le rythme d’haiku, en dix-sept syllabes). Aussi la lecture d’un nikki est-elle aussi une sorte de réminiscence continue non seulement de la géographie japonaise, mais de tout une « sentimenthèque », comme dirait Patrick Chamoiseau, une bibliothèque sentimentale qui serait en même temps une carte du Japon. Les voyages que décrit donc le Journal de Sarashina sont en même temps la traversée d’un paysage intérieur, qui, quoique fondé sur le sentiment de l’éphémère, garantit sa très longue vie jusqu’à nos jours. Et l’on peut lire, dans certains livres beaucoup plus récents, la trace persistante de leur esthétique. Les récits des romancières Ichiyô Higuchi (1872-1896) comme Takekurabê (Qui est le plus grand ?), Fumiko Hayashi (1903-1951) comme Ukigumo (Nuages flottants) ou Chiyo Uno (1897-1996) comme Ohan en sont profondément influencés, bien qu’ils soient situés dans un autre contexte, mais où demeurent des types d’analyses psychologiques encore très proches de cette lointaine origine. Et l’on peut dire, plus généralement, que tout le mouvement du shi-shôsetsu (le roman du moi), qui s’est épanoui dans l’entre-deux-guerres, lui est redevable.

On peut regretter qu’un traducteur aussi savant que René Sieffert, dont aucun autre spécialiste n’a pu égaler la science par la suite, ait parsemé ses traductions pourtant claires et émouvantes d’archaïsmes lexicaux ou syntaxiques (pour donner une idée fidèle du décalage de la langue classique par rapport au langage parlé ou écrit de notre temps) qui alourdissent artificiellement le texte. On se passerait des « deviser », « morfondre », « mander », « vêture », « frimas », « derechef », « céans » qui appartiennent à des registres disparates et à des époques diverses, sclérosant un texte par ailleurs merveilleusement vivant et vibrant, et rendant prosaïque ce qu’ils sont censés magnifier. De même, les excessives inversions grammaticales, l’abus de plus-que-parfait du subjonctif ou du conditionnel passé deuxième forme, la suppression du pronom personnel sujet dans les poèmes créent un faux style noble qui nuit à l’élégance générale par souci conventionnel et affecté d’une certaine hauteur de ton, surannée et figée. Mais la poésie résiste tout de même à ce traitement, en tout cas plus pour ce Journal de Sarashina que pour le Genji monogatari.

Les voyages minutieusement décrits par la narratrice, qui régulièrement suspend son récit pour poser son regard sur une plage, un fleuve, une montagne, ou pour faire entendre la pluie, le chant des roseaux, le fracas d’un torrent, le cri des insectes, la mélodie d’une flûte, le pincement des cordes du koto, sont donc les reflets de l’évolution de ses émotions. « Au moment de passer le rivage de Narumi, le flot du soir monte ; faire étape là cette nuit serait une défaite, mais si nous laissons venir la marée, nous ne pourrons plus passer, aussi vite que nous le pouvons. » Ou encore : « La nuit du treize de ce même mois, par un clair de lune sans nuages, environ à minuit, alors que tout dort, nous sommes allées nous asseoir sur le promenoir ; ma sœur aînée contemple pensivement le ciel : « Si à cette heure je m’envolais sans laisser de trace, quels seraient vos sentiments ? », me demande-t-elle, mais, voyant mon air horrifié, elle change de sujet et rit ; c’est alors que nous entendons dans le voisinage un char précédé d’avant-coureurs, qui s’arrête, et une voix qui appelle : « Feuille de roseau, feuille de roseau ! ». Personne ne répond. Las d’appeler, l’on joue à la flûte un air fort agréable, qui sonne limpide, et enfin l’on passe son chemin. »

Toutes ces scènes ont contribué à constituer un certain type de sensibilité aux paysages (rappelons qu’au Japon, la télévision signale, en avril, l’évolution de la floraison des cerisiers, dont la contemplation est un rituel social, ou, en octobre, celle du rougeoiement des érables à travers le pays), mais aussi une intériorisation culturelle du regard sur la nature, miroir de la vie sentimentale individuelle.

La fortune qu’a connue ce journal ne tient pas seulement au fait que la fille de Takasué était une lectrice du Genji manogatari, mais au fait qu’elle était une exilée permanente. Insatisfait par ses mutations, le père de la narratrice l’emmène, avec sa sœur, de ville en ville, et chaque découverte est pour elle un mélange d’émerveillement et de déchirement. Le livre a été lu surtout comme une infinie aspiration au sublime, à travers les lectures des monogatari, mais aussi dans l’attente d’un amour qui ne viendra jamais (l’auteur se marie et a des enfants, mais elle n’y fait allusion qu’au détour d’un soupir). « Les espérances que j’avais nourries, pouvaient-elles seulement se réaliser en ce monde ? (…) Quelle folie en vérité ! Et combien j’avais été naïve ! J’en suis intimement persuadée, mais quand il s’agit de mener une vie prosaïque, je ne puis m’y résoudre encore. »

Aux dernières lignes, la vieillesse installée, la romancière tente de décrire la sournoise amnésie qui brouille son esprit et la rêverie qui lui fait entrevoir ses amis disparus à travers une de ces brumes qu’elle a, dans les pages précédentes, souvent représentées, sur des lacs lointains, au somment des montagnes et, à l’aube, au bord des fleuves.