Le Point, 14 décembre 2017, par Roger-Pol Droit

Les ados vus par la philo

Cibles de kyrielles de marques, consommateurs courtisés, les adolescents incarnent aussi – avec leurs « tics d’orgueil puéril », comme dit Rimbaud – les fragilités, angoisses et symptômes de notre société. Ce n’est pas par hasard que la plupart des djihadistes brusquement radicalisés sont des adolescents. Rien d’étonnant, donc, que soient consacrés à l’adolescence des monceaux de travaux de psychologues, de psychanalystes, de sociologues.

Les philosophes, en revanche, sont demeurés plus que discrets. On dirait que l’adolescence ne leur parle pas, qu’ils ne savent qu’en faire. Ils la passent sous silence, ou bien la réduisent à un passage, un moment de l’existence dont on ne sait exactement ni en quoi il consiste ni ce qui s’y joue d’essentiel. Heureusement, le philosophe Paul Audi, avec Au sortir de l’enfance, signe aujourd’hui une rare et lumineuse mise au point – au sens photographique.

Il donne à voir l’adolescence non plus comme une période, transition éphémère du puéril au juvénile, mais comme une expérience, profonde et décisive, cruciale dans la constitution de chaque sujet humain. Un « drame métaphysique », dit-il. Mais encore ? Chacun éprouve là, pour la première fois, explique le philosophe, des éléments fondateurs de la condition humaine que l’enfance ignore.

D’abord l’unique fait d’être soi, et rien d’autre, et personne d’autre. Ce sentiment intérieur – simple, invisible, fondateur, que Paul Audi analyse magnifiquement dans un autre livre qui paraît en même temps – l’adolescent bute contre lui, en prenant progressivement conscience de sa propre existence. Comme toute existence humaine, elle se révèle à lui à la fois autonome et dépendante d’une « dette de vie » originaire qui lui échappe et le dépasse. D’où trois possibilités : soit « présumer de soi », en se croyant maître de tout, capable de s’engendrer soi-mêmes, soit se « consumer », en sombrant dans le désespoir, la destruction et l’impuissance, soit s’« assumer », vaille que vaille, avec ses limites, ses échecs et ses chances. Si l’adolescence est un « grand moment éthique », c’est parce que chacun s’y trouve confronté à cette vertigineuse question : « Vais-je pouvoir me construire ou ne vais-je pas plutôt me défaire de moi-même ? » On l’aura compris : on ne sort sans doute jamais totalement de l’adolescence. Telle est la leçon de ce bel exercice de « philadosophie », si l’on peut dire, d’un penseur qui a su construire, en une trentaine de livres, une œuvre subtile et forte.