Le Courrier de Russie, 13 décembre 2017, par Anne Coldefy-Faucard
Être écrivain en Russie : un travail de sape
Génial, pornographe, styliste hors pair, scato, tels sont quelques-uns des qualificatifs appliqués, depuis une bonne trentaine d’années, à Vladimir Sorokine et à son œuvre. On le voit, si l’écrivain ne fait pas l’unanimité, il ne laisse pas indifférent.
Il est vrai que Vladimir Sorokine n’a pas son pareil pour mettre le doigt là où « ça fait mal ». Et avec brio, d’où la violence de ses détracteurs. Dès son premier livre, La Queue, paru en français dans les années 1980 (et qui reparaîtra dans une nouvelle traduction en 2018, aux éditions Verdier), il fixe son attention sur la réalité qui l’entoure – en l’occurrence, les innombrables et interminables files d’attente qui caractérisent l’URSS brejnévienne – mais qu’il aborde toujours sous un angle inhabituel : ainsi son récit se compose-t-il entièrement de questions, remarques, cris, onomatopées, entendus dans la queue et qui en disent bien plus long que le commentaire ou le récit le plus détaillé.
Au fil du temps et des œuvres, Vladimir Sorokine affine sa réflexion sur l’histoire et la littérature russes. Recourant volontiers au grotesque, il s’inscrit par là même dans une des traditions littéraires majeures en Russie : celle qui, depuis Nicolas Gogol, recourt au fantastique pour mieux comprendre le réel. Dans Roman (Verdier, 2010), il compose avec talent et un plaisir manifeste un véritable « roman russe » de cinq cents pages, à la manière des Tourgueniev, Tolstoï et tant d’autres, qu’il détruit avec un égal enthousiasme, à la hache, dans les cent dernières pages, affreusement sanguinolentes. La Tourmente (Verdier, 2011) reprend un thème qui, depuis Pouchkine, traverse toute la littérature russe : la tempête de neige, symbole tout à la fois de révolution, de soulèvement populaire et de fragilité humaine face aux phénomènes naturels.
Le point de vue de Vladimir Sorokine sur l’histoire fait fi du temps, L’écrivain met en évidence quelques tendances lourdes du passé qu’il transporte dans l’avenir : Journée d’un opritchnik (L’Olivier, 2006) ressuscite, cinq siècles plus tard, l’effroyable milice d’Ivan le Terrible, l’opritchnina. Quant à son dernier livre traduit en français, Telluria (Actes Sud, 2017), il montre, aux environs de 2050, un continent européen laminé par des guerres de religion : il y a là du Houellebecq de Soumission, mais avec autrement plus de souffle.
Du Lard bleu (L’Olivier, 2007) au Kremlin en sucre (L’Olivier, 2011), en passant par La glace (L’Olivier, 2005), il faut lire et relire Vladimir Sorokine. « En Occident, dit-il, être écrivain est une profession, chez nous c’est un travail de sape : l’écrivain sape les fondements de l’État. »