303, janvier 2018, par Alain Girard-Daudon

D’autres vies que les nôtres

La littérature permet de regarder mieux autour de nous, d’ouvrir les yeux, le cœur, et de découvrir d’autres vies que les nôtres, pour reprendre le titre d’un beau roman d’Emmanuel Carrère.

Des ombres ensanglantées

Timothée Demeillers, auteur angevin, a situé dans sa ville l’action de son deuxième roman, Jusqu’à la bête. Angers nous semble volontiers être une ville bourgeoise, élégante et un peu endormie, l’archétype de la belle et ennuyeuse province, une ville couleur tuffeau. Pourtant ce n’est pas ce paysage-là que Timothée Demeillers nous donne à voir, et ici Angers a la couleur du sang. Erwan, le héros de ce roman très noir, travaille dans un abattoir sur une de ces zones désespérantes dont toute ville est désormais dotée. Ou plutôt travaillait, car c’est du fond de sa cellule à la prison de Rennes qu’il nous parle dès la première page, qu’il se souvient, et nous révèle peu à peu sa descente aux enfers.

Ce récit est la chronique d’une vie ordinaire qui bascule, parce que trop absurde. « Absurdité de la vie, où tout n’est qu’attente. Attendre la fin de la journée. La fin de la nuit. La fin de la semaine. Attendre les vacances. Attendre la retraite. » Parce que trop violente aussi. En ce sens, le livre est un formidable et très précis document sur les conditions de travail dans un abattoir d’aujourd’hui, moderne, performant, où les ouvriers soumis à des cadences toujours plus fortes sont comme des « ombres ensanglantées » abruties par la peur et le bruit. De cet univers, on ne sort ni ne se repose jamais, et l’on se lève le matin découragé, espérant seulement le bout de la journée.

« […] le temps nous roule dessus. Nous écrase comme un 3,5 tonnes qui nous passerait sur le corps, comme si de rien n’était, comme par mégarde, et tous les jours on se relèverait un peu plus fripés, un peu plus cabossés, un peu plus déformés par la vie qui trace des tranchées dans nos gueules, des rides dans nos existences, des vallons dans nos organes, qui font qu’à vingt ans on en paraît quarante et qu’à la retraite on est bons pour la morgue. On est déjà foutus […] et on revient s’amocher tous les lundis, retour au poste, comme aimantés, pour un nouveau lundi et une nouvelle semaine. »

Au-delà est évoqué le tableau hallucinant des hypers, ces temples de l’achat, avec leurs animations « pour réchauffer nos cœurs refroidis », les paysages dévastés des entrées de nos villes, tout un monde très sombre qui laisse peu de place à l’espoir, à l’amour, à la vraie vie. Celle-ci pourtant s’incarne un temps, trop bref, en la personne de Laetitia. Mais a-t-on le droit d’aimer et d’être aimé quand on vit toujours au plus près de la mort ?

On ne sait qu’à la fin du récit les raisons qui ont conduit Erwan en prison. On sait qu’elles sont graves, au regard de la lourdeur de la peine : dix-huit ans ! On n’en dira rien ici, car la force du livre tient aussi dans ces questions en suspens.

Le récit est mené à la première personne dans un style efficace et rapide, comme dans un roman noir américain de la grande époque. On songe à David Goodis par exemple, ou Horace McCoy. Le fatum qui pèse sur Erwan ne lui laisse aucune chance. À moins que ce ne soit la société. Les hypers et les Zup sont le décor de nos vies. Et l’abattoir n’est rien d’autre que l’envers de ce décor. Ce livre passionnant et nécessaire est comme un cri saisi dans l’urgence, qui révèle un jeune auteur puissant et talentueux.

Ces amis venus d’ailleurs

Ce sont bien d’autres vies qui viennent à notre rencontre, fracassées, victimes de la violence de l’Histoire. Pascale Ruffel, psychosociologue à Nantes, travaille dans un centre d’accueil pour réfugiés. Dans ce livre au beau titre, Les Ancêtres ne prennent pas l’avion, elle relate son expérience. Ce n’est pas une fiction, ni de la littérature. Ce n’est pas un essai non plus, mais un témoignage très personnel, chaleureux, le récit d’une vie à l’écoute de ceux dont la parole s’est perdue dans trop de souffrances, de solitude et de peur. « Hier, Nour me disait comment elle était devenue mutique, comment elle avait comme cousu sa bouche, comme abandonné sa langue devenue atone à force de ne plus servir […]. Je l’écoutais me raconter comment elle a pu reparler […]. Je l’écoutais. En silence. »

Pour Pascale Ruffel, tout a commencé dans l’enfance par une passion pour les atlas (celle-là même que nous évoquions dans notre précédente chronique). De là sont venus sa curiosité puis son intérêt pour les ailleurs, ceux qui y vivent, leur langue, leurs coutumes, leurs villes lointaines et dangereuses. La beauté, la générosité de ce livre sont tout entières dans les questions qu’il nous pose. Pourquoi sommes-nous si peu accueillants ? Qu’avons-nous fait de notre mémoire, nous qui avons connu tant de guerres ? « Qui est l’autre, le différent, l’étranger pour moi ? »

C’est que notre rapport à l’autre dit évidemment beaucoup sur nous-mêmes. « Traverser les frontières géographiques amène aussi à traverser les frontières du moi. » Pascale Ruffel met toute son expérience de clinicienne au service de ces oubliés du monde, tout en étant consciente des limites de son savoir. « J’ai de plus en plus pensé ma clinique à l’aune d’une éthique de la simplicité. » Il faut parfois retrouver la nudité fondamentale, se dépouiller de trop de science et de préjugés, « reprendre les chemins de l’humanisation, chacun à sa façon, par ce qui nous fait tous hommes, c’est-à-dire la parole ».

Ce livre est beau par son exigence et sa modestie. Ce texte, tout en étant de psychanalyse n’en a pas le jargon. Il y a bien ici ou là quelques plaisants tics lacaniens (« Se pourrait-il que le psychanalyste soit parfois un secrétaire, un secret-taire ? ») mais c’est plus du côté de la langue des poètes que Pascale Ruffel va chercher des appuis, des débuts de réponse. Notamment les poètes confrontés à l’indicible (Paul Celan, Nelly Sachs) ou aux douleurs de l’exil (Mahmoud Darwich). Cette langue toujours neuve, toujours en mouvement, peut nous permettre d’affronter l’insoutenable. Car, dit-elle, « l’impensable se produit et notre langue ne sait plus en embrasser l’existence et la portée ». Nous sommes nous-mêmes comme des « exilés de la langue ».

Il faut écouter ce que les réfugiés nous disent. « Ce sont eux qui ont la plénitude », disait récemment Le Clézio sur France Inter. Bien sûr, ils nous apportent de mauvaises nouvelles du monde, ils nous dérangent, mais ils nous offrent aussi la chance inespérée d’une rencontre.

Avec ce livre nécessaire, le mot humanisme prend tout son sens.

Des vies qui se tentent sur nos bords

Pascale Ruffel emploie à plusieurs reprises le mot « sidération ». Nous sommes sidérés, interdits, stupéfaits, et donc comme impuissants face à ce qui se passe et que nous voyons. Marielle Macé, chercheuse originaire de notre région, interroge les faits sociaux à la lumière de l’histoire littéraire. Le verbe « sidérer » apparaît dans le titre de son dernier essai, court et brillant.

Partant de la vision « sidérante » d’un camp de migrants sur le quai d’Austerlitz, à Paris, jouxtant la Cité de la Mode et une discothèque branchée, bref un « voisinage exorbitant », d’une rencontre qui ne se fait pas, elle affirme qu’il n’y a pas de démocratie si l’on s’en tient à juxtaposer des groupes humains, à ce qu’ils se frôlent et ne se côtoient jamais. La démocratie, c’est précisément apprendre le côte à côte, et c’est ainsi qu’on envisage d’aller vers l’autre, de braver les frontières.

À la sidération qui ne peut nous suffire, elle préfère, elle choisit la considération. « Considérer en effet, c’est regarder attentivement, avoir des égards, faire attention, tenir compte, ménager avant d’agir et pour agir… C’est un mot de la perception et de la justice, de l’attention et du droit. » Et Marielle Macé ajoute qu’il est « plus commun, plus immédiat de se laisser sidérer que de considérer ».

Considérer, c’est voir autre chose que des flux migratoires, des vies ratées ou « pas tout à fait vivantes ». C’est au contraire reconnaître que ces vies qui viennent à nous sont en quelque sorte héroïques, marquées par le courage, l’invention de leur quotidien. L’auteure évoque la démarche du collectif Pérou (Pôle d’exploration des ressources urbaines), qui pense et agit sur les lieux où sont les migrants, en étroite intelligence avec eux. Et surtout, comme Pascale Ruffel, Marielle Macé prône le recours aux poètes. Parce que le poète, Francis Ponge notamment, se déclare plus attentif au réel, plus clairvoyant (ou ultra voyant, si l’on veut) ; son aptitude à l’indignation, et surtout à la colère, n’en est que plus vive. « Les poètes, disait Baudelaire, voient l’injustice, jamais là où elle n’existe pas, mais fort souvent là où des yeux non poétiques n’en voient pas. »

Ce petit essai généreux, passionné, est une invitation à aller vers l’autre, et vivre mieux. Il est indispensable.