La Revue de belles-lettres, 2018, 1, par Christine Lemaire
Le charme puissant des romans de Christophe Pradeau tient sans doute au principe hérité de l’onirisme médiéval : ils sont tous enfants de dorveille ou d’entroubli, entrée propice dans l’espace du songe et du conte ; s’y confondent paysages réels ou rêvés.
La traversée nocturne d’une forêt, dans un brouillard qui la dépayse, fait germer dans l’esprit de deux enfants, à l’arrière de la voiture familiale, un intense imaginaire. La complicité entre le jeune narrateur et sa sœur compense les violences de l’apprentissage du temps, de l’espace et des êtres qu’on croyait proches. La Souterraine revendique ainsi « l’intimité insituable des rêves ».
La tâche de Thérèse Gandalonie, narratrice de La Grande Sauvagerie, dont la vision est, par un trouble ophtalmologique, comme embarrassée de mouches depuis l’enfance, sera de donner sens à un domaine abandonné, que n’éclaire plus même la lanterne des morts, devenue simple étape pour touristes pressés. En Amérique où la mène sa carrière universitaire, loin de son Limousin opaque, Thérèse restaurera l’histoire chaotique du domaine et de ses habitants, dont le village ne voulait rien savoir. D’une grande sauvagerie à l’autre, du lieu-dit sur lequel la forêt se referme aux vastes espaces dangereux ainsi désignés du Canada français. Revenue en Limousin, ce ne sont plus mouches, mais lucioles qui dansent sous ses yeux.
Enfin, le héros narrateur des Vingt-Quatre Portes du jour et de la nuit s’affronte nécessairement à la forêt sauvage. Il peut bien somnoler en luttant contre le jet-lag dans l’espace domestiqué d’un square parisien, elle lui revient en mémoire par le détour d’un arbre où les enfants en jouant trouvent refuge. Le motif de la forêt fait souvent retour dans le récit de ce Corrézien devenu citadin, qui court le monde en quête des différentes copies des automates précieux d’une horloge perdue. Celle dont, à Constantinople, les voyageurs guettaient chaque emblème, garant de l’heure, à sa sortie d’une des vingt-quatre portes. Mais c’est le coucou de sa maison d’enfance, venu peut-être de Forêt-Noire, dont le mécanisme est « mystérieux comme une forêt », qui sera au cœur de la scène primitive rejouée dans la somnolence du voyageur : sa mère n’avait-elle pas, croyant l’amuser, forcé les apparitions du coucou et détraqué le temps ? Une mystérieuse jeune femme loquace – porteuse par son nom aux résonances camusiennes, d’une idée douce de la chute ? – éveillera finalement l’endormi en rendant paradoxalement consistance à ses rêves par le don d’un quart d’écu, d’un petit coquillage de pâtisserie aux vertus proustiennes. Sous la gravité du sujet – « tenir le temps en respect en lui racontant des histoires » – ne manquent ni le jeu, ni l’humour : ainsi de l’autoportrait en dérision du Grand Contempteur de l’heure d’été.
C’est tout un système d’échos, de références internes et externes (la rêverie fourniérienne, l’onomastique proustienne) qui entrelace les trois livres et s’énonce à l’oreille du lecteur. Il faudrait encore parler de la phrase de Pradeau, de la façon dont elle épouse la rêverie et l’analyse, comme la description du paysage ; et de la géographie des villes, de l’évocation des granits et des prés marécageux ; ou encore de l’œil photographique de l’auteur (dans Paris, vérifiable !), héritier de Réda ou de Bailly.
La capacité d’émerveillement conservée de l’enfance, Pierre Michon, à l’occasion de son Cahier de l’Herne, en rappelait la nécessité dite par Baudelaire : « le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », si rangement, classement, harmonie organisent « tous les matériaux dont la mémoire s’est encombrée ».