Discours de réception du prix Franz-Kafka, prononcé à Prague, le 22 octobre 2019

 

Je suis à la fois heureux et effrayé de recevoir ce prix.

Parce que c’est dans la ville de Prague que vous me le remettez. Je ne suis jamais venu à Prague. Je ne la connais à ce jour que par une littérature populaire dont elle est le théâtre, une littérature qui en a fait pour mon imagination une ville de mystère, d’effroi, de miracles, de misères – une métropole cabalistique, illuminée d’une aura de savoir obscur. De cette littérature mineure, impure si on veut, Le Golem de Gustav Meyrink, qui dresse une créature de boue que seul le verbe tire du néant – une sorte d’écrivain en somme – me paraît la figure la plus accomplie.

Mais Prague, c’est aussi le nom de la littérature la plus pure, le diamant. C’est Le Procès de Kafka, qui dessine minutieusement le plan de ses rues pour y traquer et y mettre à mort Joseph K – et ce plan est un chemin de croix, la croix d’un personnage, fictif certes, mais qui ressemble beaucoup à Franz Kafka. À un écrivain, donc. Kafka a fait de Prague un Golgotha, l’a déchue en lieu de supplice, et pour comble d’infamie, il ne dit jamais que son Golgotha s’appelle Prague, comme pour punir la ville d’être Prague. Pour l’effacer de la carte du monde. Ainsi le magicien qui a créé le golem réduit-il sa créature à un tas de boue quand il retire de sa bouche la plaque de métal où est inscrit le mot magique.

Il n’y a pas que Prague. Autre chose m’effraie davantage encore dans l’honneur que vous me faites : les poètes et les écrivains, que vous avez choisis avant moi, me paraissent les plus dignes d’admiration. Ils parlent, ils écrivent – ils chantent, en somme – mieux que moi.

Ainsi voilà en ma personne « ce phénomène singulier que quelqu’un vient se présenter devant vous solennellement pour ne rien faire d’autre que d’ordinaire ».

Cette dernière phrase est de Kafka. Elle est tirée de Joséphine la cantatrice, ou le Peuple des souris, que vous connaissez tous mieux que moi sûrement, puisque nous sommes en pays kafkaïen. Dans cette nouvelle, on voit une souris se donner pour cantatrice – tout en sachant sans doute qu’elle ne l’est pas ; elle ne chante pas, elle couine comme toutes les autres souris, mais dans un contexte de représentation particulier, un peu comme le nôtre ici ; et le peuple des souris fait mine de croire aussi qu’elle chante, de l’entendre même chanter, la congratule et l’applaudit pour cette qualité usurpée – et pas si usurpée que ça, puisque c’est bien le peuple par son assentiment qui a élu Joséphine, qui l’a sacrée chanteuse ; il l’a choisie, il lui a décerné une fois pour toute une sorte de prix.

« … ce phénomène singulier que quelqu’un vient se présenter devant vous solennellement pour ne rien faire d’autre que d’ordinaire. »

Solennellement donc, je ne fais bien sûr rien d’autre que de très ordinaire, en y allant devant vous de mon petit discours, nous en sommes tous d’accord. Bien sûr qu’il est ordinaire de prononcer un discours, c’est un couinement coutumier ; il doit à l’instant même s’en prononcer plusieurs milliers dans le monde, qui font bâiller ici et là des milliers d’auditeurs, et ce n’est pas pour celui-ci que vous me croirez chanteur.

Non, si vous m’attribuez solennellement cette qualité de chanteur, ce n’est pas pour ce que je fais présentement, c’est pour ce que j’ai fait. C’est pour avoir fait « autre chose que d’ordinaire », de temps en temps. C’est pour avoir écrit des livres. Or dans ces livres, j’ai cru chanter, et je veux après-coup donner à croire que je chante – et peut-être que je chante, puisque vous le dites, même si vous-mêmes en doutez.

Vous le dites, et j’ai tout fait pour que vous le disiez : répondant à des questions sur mes écrits, je me suis efforcé de les présenter comme un pur chant, j’arrive même à me convaincre moi-même qu’ils le sont, parfois. « J’ai chanté », dis-je alors glorieusement. Et le peuple des souris opine : « Il a chanté. Comme il a bien chanté ! Nous allons l’en récompenser. »

Vous ratifiez mon statut de chanteur, vous me décrétez chanteur. Eh non, je suis une souris comme tout le monde, comme vous – mais que dis-je ? il y a parmi vous beaucoup d’autres chanteurs, poètes et écrivains : vous connaissez la musique, vous êtes chacun pour vous-même Joséphine.

Et si, véritablement, nous chantions bel et bien, vous comme moi ?

Deux augures, disait-on à Rome, ne peuvent se regarder sans rire. À Prague, les souris que nous sommes sont plus pudiques, plus optimistes, plus soucieuses de la cohésion du groupe des souris : elles se regardent sans rire, avec un sérieux plein de charité, avec mansuétude. Elles se pardonnent. Dans ce pardon très sérieux réside le secret de la longévité de notre peuple de souris.

Le peuple des souris est plus raisonnable que moi. Il veut, lui, que je sois chanteur, en dépit de mes dénégations.

Et il a raison.

Soit, j’ai chanté.

Peuple des souris, mes semblables, je vous remercie.

Pierre Michon