L’Obs, 8 mars 2020, par Rémi Noyon
Qu’ont pensé les « Indiens » de Magellan ?
Dans un récit court et incisif, moqueur vis-à-vis du « patriotisme pleurnichard »,
Romain Bertrand essaie de redonner corps à ceux qui ont longtemps été vus
comme les figurants de l’histoire.
Qu’ont ressenti les Indiens mis aux fers par Magellan ? Ceux de l’île de Mactan qui occirent le navigateur ? Comment redonner des noms, des voix, des visages, à ceux qui ont longtemps été considérés comme les figurants de l’« épopée » européenne quand les archives sont minuscules ou prennent des formes (conte, légendes) qui ne sont pas solubles dans l’histoire telle que nous la pratiquons ? Six mois après le Civilizations de Laurent Binet, c’est ce tour de force que met joliment en scène l’historien Romain Bertrand : Qui a fait le tour de quoi ? L’affaire Magellan (Verdier). Ce récit, pastichant le roman d’aventures, peut se lire comme un traité d’histoire « connectée », celle qui fracasse les récits proprets et nationaux : l’enquêteur s’émancipe des sources mille fois citées, scrute l’arrière-plan, amadoue des archives lointaines, se prend la tête jusqu’à la migraine avec le risque – sans cesse renouvelé – de vendre moins de livres que Lorànt Deutsch.
Première circumnavigation
Magellan est le candidat idéal pour cet exercice. Contrairement à Vasco de Gama (dont la contre-histoire a été faite par Sanjay Subrahmanyam), il n’a jamais été élevé au rang de héros national : né au Portugal, ayant roulé pour la Castille, il n’est pleinement d’aucun pays. Exit donc, pour l’historien, la tentation – facile – de moquer la gloriole nationaliste. De plus, le navigateur n’a laissé quasiment aucune trace écrite : un « testament, une lettre de récriminations adressée au roi d’Espagne, un jeu d’acte notarié à propos d’un prêt jamais remboursé, deux ou trois documents de bord hâtivement griffonnés ». C’est tout. Ramenée à l’os, cette première circumnavigation peut donc se décrire en quelques mots. Magellan part de Séville en 1519 avec cinq bateaux et plus de deux cents membres d’équipage. Il espère atteindre les Moluques, les fameuses « îles aux Épices », et vérifier ce qui est pour lui une certitude établie sur cartes : elles appartiennent à l’Espagne, aux termes du traité de Tordesillas. Contrairement à ce que l’on pense souvent, il n’a jamais souhaité faire le tour du monde pour vérifier la rotondité de la Terre (à l’époque, le fait est acquis). Après sa mort aux Philippines, ce sont les hasards du moment qui ont poussé ses équipages à poursuivre vers l’ouest jusqu’à finir d’enlacer le globe. De ce voyage, il reste un journal de bord, rédigé par l’un des marins de Magellan, le Vénitien Antonio Pigafetta. C’est sur ce texte que se baseront toutes les recensions ultérieures, y compris la célèbre biographie de Stefan Zweig publiée en 1937. Le fait même que cette source existe est un miracle : Pigafetta aurait pu déserter, être capturé ou mourir du scorbut pendant la traversée du Pacifique (l’absorption de céleri dans le détroit de Magellan a prévenu cette maladie), mais il a terminé parmi les dix-huit hommes rentrés à Séville à bord de la Victoria.
Comme Emmanuel Carrère…
Pour fouiller les angles morts de ce premier tour du monde, Bertrand a commencé « par lire et relire » ce qu’il appelle la « documentation canonique » : le journal de Pigafetta donc, mais aussi les lettres, les routiers, les déclarations officielles conservées aux Archives générales des Indes à Séville, qu’il fréquente « depuis dix ans ». Ces textes, mille fois parcourus, il faut réussir à les étudier d’un œil neuf. « J’aime à comparer ce travail à ce que décrit Emmanuel Carrère dans Le Royaume, lorsqu’il relit les Évangiles à la recherche de détails incongrus, de personnages qui passent soudainement. » L’historien passe ainsi son doigt sur les coutures des textes, guettant les silences et les lignes de fuite. Ainsi Pigafetta mentionne rapidement que des Indiens capturés près de la « Terre de feu » portaient des peintures de guerre et se couvraient la chevelure de cendres. Aujourd’hui, ces détails nous permettent d’identifier les Tehuelche, des pasteurs nomades, vivant sur les territoires actuels de l’Argentine et du Chili. Les Européens les nommèrent « Patagons », probablement en référence à un roman de chevalerie paru en 1512 dans lequel le héros combat un géant appelé « Patagon ». Que sont devenus ces hommes ? On ne sait presque rien d’eux si ce n’est qu’ils se laissèrent mourir. Leur langue était trop étrangère, impénétrable, contrairement à celles parlées dans les Philippines. Croyant flatter l’inventivité de Magellan, Pigafetta nous éclaire sur la rouerie des Européens : « La façon de retenir ces quatre géants fut que le capitaine donna beaucoup de couteaux, ciseaux, miroirs, sonnettes et perles de cristal. Ils tenaient toutes ces choses en leurs mains, et cependant le capitaine fit apporter de gros fers qu’on met aux pieds des malfaiteurs. »
« Un si vif esprit »
En plus de cette relecture, Romain Bertrand, toujours plongé dans les archives de Séville, s’est efforcé de suivre le destin des « petits personnages » qui prennent moins la lumière que Magellan ou Elcano, qui prit le commandement après la mort du grand chef. Ainsi, débusque-t-il presque par hasard, dans un registre de comptes, les noms des quelques Moluquois ramenés en Espagne par les Européens. De notules en fragments, il retrouve la description de l’un d’entre eux, « un si vif d’esprit » qu’il allait de boutique en boutique pour demander la valeur des épices. Craignant qu’il n’informe l’Océanie et l’Asie des prix auxquels la denrée se vendait outre-mer, il fut gardé en Espagne… Il faut ensuite quitter l’Europe pour poursuivre l’enquête. À Mexico, Romain Bertrand a trouvé des descriptions d’une cérémonie lui permettant de comprendre un rituel mal interprété par Pigafetta (peut-être les insulaires ont-ils pris Magellan pour un chamane). À Mactan, l’île sur laquelle est mort notre navigateur, l’historien réalise l’absurdité du chiffre de 30 000 guerriers qui auraient fondu sur les Espagnols : « C’est un îlot minuscule… » Il consulte des documents décrivant en malais la prise de Malacca. Les Portugais y sont présentés comme des « doubles maléfiques de Sang Kancil, le petit chevrotain rusé des contes pour enfants ».
Enrique a-t-il rejoint Malacca ?
Cette fréquentation intime de l’univers océanien et asiatique permet de voir ce que les Européens du XVIe siècle ont manqué. Pigafetta, par exemple, fait mention de céramique et de cymbales d’étain trouvées aux Philippines. L’archéologue avisé comprend qu’il s’agit d’objets importés de la Chine des Ming. « Les indices d’un monde déjà connecté au reste du monde sont partout présents dans ce qui se donne à voir aux Espagnols, écrit Romain Bertrand. Ces mers que les Européens croient être les premiers à braver, des milliers de boutres et de jonques les sillonnent depuis des siècles. » Tous ces indices invitent à réévaluer l’importance d’un personnage : Enrique, l’esclave malais de Magellan. Dans un élan d’humanisme, Stefan Zweig laissait déjà entendre que ce pourrait avoir été le premier homme à faire le tour du monde : quittant les Européens aux Philippines, il aurait pu rejoindre Malacca, où il avait été capturé des années auparavant. Beaucoup d’historiens balaient cette hypothèse, peinant à imaginer que d’autres bateaux que ceux des Espagnols ou des Portugais aient pu parcourir le globe… En réalité, « il existait bel et bien des routes de desserte indigènes courant d’un point à un autre de l’archipel malais ». Des Européens éberlués ont même découvert une carte javanaise sur laquelle figurent les positions de l’Inde, de l’Afrique orientale, de la Chine, de l’Europe. Il n’y aurait donc rien d’étonnant à ce qu’Enrique ait rejoint ses terres natales. En Malaisie, il est d’ailleurs vu comme le véritable héros de l’affaire, et Magellan comme « un soudard désespérément imbu de lui-même ». C’est la revanche du figurant sur l’acteur principal.