Un point hors de l’arbre

 

 

Il y a quelques années déjà elle a rejoint un autre temps, arrêté et sans cesse recommencé.

À l’abri des peines, elle s’est réfugiée dans une maison parfois douce, parfois angoissante, qu’elle laisse grande ouverte à tous ceux qui l’ont aimée. Là, nous faisons des festins d’affection, d’amitié, d’absurdité, et nous enfourchons quelques mots à remonter le temps, mais nous avons perdu nos papiers, nous avons perdu les clés, et il ne reste plus qu’à se réjouir ici, maintenant, un oiseau, drôle de vent, drôle d’endroit, plumes de coq et troupeaux d’ânes, – et la ville qui bat de l’autre côté de la vitre.

« Je viens de là ». Avec elle nous regardons le doigt pointé dans le grand vide, à l’écart d’un arbre, de la coupe d’un vieux séquoia. Ce futur d’autrefois, nous y sommes – tous, maintenant, vivants et morts, ensemble. Elle, c’est la belle jeune femme du plus beau des films, La Jetée. Sur cette image, elle regarde la tranche d’un arbre deux fois millénaire qui, du fond de l’Amérique, a vu la naissance du Christ, la destruction de Pompéi, l’abolition de l’esclavage. Il y a aussi une coupe de séquoia dans Vertigo, le film matrice de La Jetée, construit également selon une spirale qui emporte la rationalité. Ce grand vertige du point hors de l’arbre a aspiré non seulement son image, les mots qu’elle ne prononce pas, mais elle, si vivante, dans la vraie vie.

J’ai retrouvé il y a peu la coupe de séquoia au Muséum d’histoire naturelle, à l’entrée du pavillon des phanérogames. Je me souvenais de l’avoir vue autrefois dans les jardins, puis elle avait disparu, sans doute dans un sous-sol, sans qu’aucun gardien puisse me renseigner. Elle a fini par réapparaître vernie, rutilante, étonnamment enfermée dans le hall vitré à côté des caisses. J’ai longuement tourné autour, dans cet air confiné qui est le temps d’aujourd’hui, intriguée par ce surcroît d’histoire qui avait échappé aux cernes de l’arbre et qui avait vu naître ce film merveilleux : images fixes troublées seulement par un battement de ses cils.

Mots, images, disparition du temps : tentatives de penser, incarner le grand bouleversement du siècle, historique, quantique. Elle travaille, interroge de mille façons cinéma, écriture, théâtre, réalise des films militants avec René Lefort, Carole Roussopoulos, s’engage en amitié avec Tania et Leonid Pliouchtch, navigue au long cours avec Armand Gatti et la Parole Errante, réfléchit avec le physicien Francis Bailly, tourne en Russie des documentaires avec Iossif Pasternak, dont un grand tétraptyque sur le Goulag. Et toujours elle rassemble autour d’elle des enthousiastes prêts à l’accompagner dans ses équipées joyeusement incertaines.

Elle, c’est Hélène, Hélène Châtelain, mon intrépide amie.

Nous nous sommes rencontrées alors qu’elle fondait la collection Slovo, à la demande de Gérard Bobillier. Amitié immédiate, indéfectible. J’étais une toute jeune traductrice décidée à vouer sa vie à la littérature, voguant entre Union soviétique et France, elle était déjà rompue à la guérilla des mots et prête à accorder l’asile aux grands textes. La perestroïka avait commencé, avec ses espoirs, ses illusions, un formidable appel d’air dans les capitales russes : ouverture de certaines archives, auteurs et textes redécouverts et enfin publiés, traduction de littérature étrangère, ébullition au théâtre, au cinéma, sur la scène musicale, artistique, fondation de l’association Memorial par Sakharov. En périphérie, l’empire étouffait, se fissurait, et la main de fer se resserrait.

Slovo – le mot est « non tant un assemblage de lettres (voyelles et consonnes, vocalises et constructions) qu’un être vivant, avec sa respiration, ses fatalités, son destin. Donc mortel – et pouvant donner vie, porteur d’hérédité, de maladies, apte à la folie, à la déviance, à la résurrection – et la reconnaissance des siens. »

Bien vite, je parle à Hélène de Sigismund Krzyzanowski : un ami venait de me faire passer le premier recueil de ce génie méconnu, à ce point inassimilable qu’il était resté invisible, échappant même aux purges staliniennes – des textes magnifiques où mots et alphabet sont vivants, résistent à la violence du temps, – toute une œuvre qu’était en train de découvrir et qu’allait peu à peu publier, à Moscou, Vadim Perelmuter.

Instantanément, avec cet instinct sûr qui la caractérise, sans en avoir lu un mot, Hélène me dit que nous allons l’éditer, et nous persuadons l’équipe de Verdier. Elle part en train à Moscou signer avec l’éditeur russe. Je veillerai sur les traductions et les choix des textes, travaillant de façon rapprochée avec Vadim, elle défendra avec brio les livres auprès du public français, racontera les incroyables aventures éditoriales entourant la découverte de Krzyzanowski en Russie, suscitera événements et mises en scènes. La puissance de l’écriture est telle qu’elle change le cours des choses, fiction et réalité se carambolent : étrangement l’ami qui m’avait transmis les premiers textes connaissait Hélène et l’avait perdue de vue, ignorant qu’elle dirigeait désormais une collection de littérature russe. Mais le livre est arrivé là où il devait. Et lorsque, de retour à Moscou, elle apporte à Vadim la première traduction française, l’un et l’autre voient avec stupéfaction tomber du haut d’un immeuble et s’écraser à leurs pieds un pauvre chat, exactement comme dans le récit Le Marque-page qui vient d’être traduit.

Puis il y a la publication intégrale des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov, dont elle sait l’absolue nécessité. Un monument d’humanité. Là aussi, elle s’engage dans l’édition de tous les textes qui se poursuivra au fil du temps, avec la complicité de Luba Jurgenson, Sophie Benech. Nous y travaillons encore.

À près de soixante ans, pour les besoins d’une mise en scène théâtrale, Hélène se met au trapèze.

Sauts périlleux, justesse du placement, haute voltige : elle nous embarque tous.

Avec elle Yvan Mignot, ami fidèle et poète au long galop, se lance dans l’impossible traduction des œuvres en prose et en vers de Daniil Harms. Et travaille pendant plus de vingt ans à celle encore plus impossible de Vélimir Khlebnikov, « président du globe terrestre », si grand poète qu’il « ne passait pas par n’importe quelle porte ». Sons sémantisés, travail sur les radicaux, écriture en langue des oiseaux, poésie stellaire, tentative de dénombrer l’univers… la poésie du futur advient, s’éveille sous nos yeux, chante à nos oreilles dans le tumulte de la guerre civile.

Par une bizarrerie qui nous ravissait l’une et l’autre, Hélène est parfois créditée dans certaines notices comme traductrice du chinois – langue dont elle ignorait tout ou presque (sauf ce qu’en disait Gatti). Ces contes chinois qu’elle est censée avoir traduits, présentés par Claude Roy, les aurait-elle – flibustière insouciante – inventés de toute pièce ?

Ce que je sais, c’est qu’elle a inventé-découvert un des grands auteurs russes d’aujourd’hui, Vassili Golovanov. Ayant lu dans un entrefilet qu’un écrivain entreprenait avec ses amis des expéditions sur les traces de Khlebnikov ou à la recherche de Tchevengour, la ville mythique de Platonov, Hélène va le rencontrer lors de la présentation de son livre qui vient de sortir chez un petit éditeur russe. Elle trouve un frère en anarchie, en littérature, un ami des profondeurs, et comprend là encore aussitôt qu’elle doit éditer en français Éloge des voyages insensés. La traduction est longue, difficile, Verdier s’inquiète, Verdier soupire, mais Verdier tient bon. Au bout de la route, un chef d’œuvre.

Celui-ci entraîne dans sa course d’autres auteurs contemporains, Vladislav Otrochenko, Andreï Baldine, Maxime Ossipov, Andreï Tarkovski. Chacun à sa façon se décentre, cultive l’écart, questionne la langue, l’espace. Nous continuons à cheminer à leur côté.

Hélène est toujours là, dans le temps sans cesse renouvelé de sa grande maison que la mémoire a déserté. Et elle est là, avec nous, dans la collection qu’elle a fondée, loin très loin des dogmes et des académies, libre, solide, incontournable, lumineuse, fantaisiste.

 

Catherine Perrel

janvier 2019