Livres hebdo, août 2021, par Véronique Rossignol
Sous le lac
Antoine Wauters écrit le monologue tragique d’un vieux poète, retiré au bord d’un lac au nord de la Syrie.
Mahmoud Elmachi est un vieil homme seul et défait. Le septuagénaire, auteur reconnu de « poèmes d’amour, et de lune et de vent », vit dans un cabanon caché au bord d’un immense lac artificiel au nord de la Syrie. Chaque matin, il prépare des tartines et les dépose sur trois piles de pierres qu’il érige face au lac, mystérieux rituels de vieux fou. Et, équipé d’un masque, d’un tuba et d’une lampe, il plonge d’une barque pour s’immerger littéralement dans ses souvenirs. Sous les eaux se trouvent le village de son enfance et la première école où cet ancien professeur de lettres a débuté à vingt-trois ans. Ils ont été noyés en 1973 avec la construction d’un barrage sur l’Euphrate. Un chantier pharaonique voulu par Hafez, le père de Bachar, l’héritier accidentel du pouvoir qui a plongé son pays dans la guerre. Sur les rives de ce stratégique lac al-Assad, cerné par les combats qui font rage entre les soldats de Daech et ceux de l’armée libre et de la coalition, le poète pense à Leïla, sa femme morte en couches en même temps que leur première fille. Aux trois enfants nés de son mariage avec Sarah, deux fils et une fille dont il est sans nouvelles depuis qu’ils ont rejoint la rébellion contre le régime. La voix de Sarah, de treize ans sa cadette, poète elle aussi, s’intercale au monologue du vieil homme. Ensemble, grâce à la poésie, ils ont voyagé, aux États-Unis, à Beyrouth, à Paris en 1987. Mais au retour, la répression s’est abattue sur celui qui avait déserté son poste de professeur, refusant de continuer à servir la propagande. Trois années de prison et de torture. Des heures à « tracer des lettres dans ma tête et m’efforcer de les mémoriser ». Il en est sorti brisé et silencieux.
Le talentueux Antoine Wauters (Nos mères, Pense aux pierres sous tes pas) écrit cette tragédie, qui retrace en creux l’histoire géopolitique de la Syrie contemporaine, sous la forme d’un poème en vers libres, à la manière de son personnage – on ne peut d’ailleurs pas croire que le jeune écrivain belge lui ait donné par hasard le même prénom que celui du poète palestinien Darwich. C’est simple, sobre, très beau, très sombre. « Moi, Mahmoud Elmachi, je n’espère plus rien », dit le vieil homme. Mais comme dans les romans précédents dont la dystopie Moi, Marthe et les autres, la noirceur n’est pas sans lumière. Si le poète a tout perdu, il a des lecteurs – « peut-être qu’un père, poète comme moi, dans une ville lointaine, se demande ce qui peut bien pousser un homme à écrire des poèmes aussi doux que les miens dans un pays aussi brutal ? » Il y a « l’écriture comme une barque / entre mémoire et oubli » et la poésie qui reste, quand tout a été submergé.