Libération, 21-22 août 2021, par Frédérique Fanchette

Coupe D’oncle

Un homme à la limite de l’enfance, premier roman de Rebecca Gisler.

Dans la tribu des « À côté de la plaque », l’oncle de D’oncle est en bonne place. Quand il sort de l’hôpital, où son cas, une urgence absolue, a nécessité plusieurs semaines de soins, il remercie l’infirmière aux lunettes rondes et roses « presque trop chaleureusement » : il a passé « un magnifique séjour ici ». Abrégeons, abrégeons, semblent signifier le neveu et la nièce (la narratrice) de cet homme resté à la limite de l’enfance, maniaque, sale et attachant. Rebecca Gisler, née à Zurich en 1991, décortique, avec ce premier roman, les us et coutumes énigmatiques de l’oncle, dénommé ainsi tout au long du livre. Son prénom s’est perdu dans un tourbillon d’eau : une plongée à la fois triviale et fantastique. Premières lignes du livre : « Une nuit, je me suis réveillée avec la certitude que l’oncle s’était enfui par le trou des toilettes… »

« Il n’y en a pas un pour rattraper l’autre », disait la grand-mère, parlant de son fils et de son mari. En fait, c’est toute la famille qui semble contaminée par la bizarrerie et la déglingue. Mais étrangement, les aventures de tous les jours de cette maisonnée installée dans un hameau breton baignent dans une atmosphère légère, compte tenu des circonstances : alcoolisme, morts, folie douce. Et Rebecca Gisler maintient tout au long du livre une tonalité faite d’humour, de tendresse, de fatalisme. C’est donc la nièce qui parle, mais elle adhère si bien au parti de l’oncle, que c’est la voix de ce dernier qu’on entend à travers elle. Et ce déplacement dans une logique de vie autre est très  réussi. On apprend ainsi que l’oncle, un petit homme volumineux, « sort parfois sa tête par la fenêtre tel un bernard-l’ermite jaillissant de sa coquille ». Toutefois indique la nièce, ce n’est pas les paysages qui l’intéressent, c’est « l’action », « et sous ce rapport, il est plutôt mal loti, attendu qu’il doit se satisfaire de furtifs passages de hérissons mais l’oncle, nous le disions, est de nature tranquille, et il se satisfait si bien du manège de la faune alentour qu’au moindre bruissement, il saisit ses jumelles […], et il prend place à son mirador, et c’est alors qu’un lapin passe ». Les herbivores, il y en a ailleurs, dans un passage très sombre et fugace. C’était en Suisse, là où ont été élevés la nièce et le neveu. Rebecca Gisler se lance plus tard dans un réquisitoire contre sa terre natale. Les deux jeunes gens, tous deux souffrant d’eczéma, regardent un documentaire sur la Confédération helvétique. Ils se raclent furieusement et méthodiquement la peau tout au long du visionnage. L’autrice se moque des statistiques triomphantes : outre les meilleures vaches, le pays « renfermait en son petit sein confortable et laiteux les meilleurs dentistes et les meilleurs ingénieurs et les meilleurs pilotes et les meilleurs physiciens et les meilleurs chirurgiens esthétiques et les meilleurs skieurs… » Là l’ironie n’est plus teintée de tendresse, elle se fait féroce : « C’était la Suisse qui nous grattait jusqu’au sang. »