La Libre Belgique, 7 septembre 2021, par Guy Duplat

Les mots du poète face à Assad et Daech


Comment parler encore de l’horreur vécue par le peuple syrien alors que nous sommes abreuvés d’informations et d’images pires les unes que les autres ? Comment nous toucher encore, nous, lecteurs, par un drame qui restera pour l’éternité une faute pour nos pays d’avoir laissé étouffer une révolte démocratique et bombarder toute une population ?
Antoine Wauters, poète et écrivain belge, réussit la gageure de le faire avec un roman écrit entièrement en vers libres. La poésie sous cette forme donne une musicalité au récit et permet par le découpage des phrases de mettre en évidence des mots comme lorsqu’il écrit ainsi la douleur : « Quel ciel, quel songe / quelle douleur ? »
Antoine Wauters rejoint la grande tradition de la poésie arabe, encore si vivace au Moyen-Orient et capable d’évoquer aussi bien l’intime que le général, l’indicible que le cri.

Plonger
Mahmoud Elmachi, le personnage central du roman, est un poète qui fut emprisonné pendant trois ans par les sbires d’Assad et a vécu ensuite toute l’horreur de la guerre. Il invoque la grande poétesse russe Akhmatova pour chercher, comme elle le fit, « les mots pour dire une terre qui survit au massacre de l’enfant ». Il nous dit encore que la poésie lui servait en prison « a emprisonner la prison ».
Devenu un vieil homme solitaire, qualifié prend l’habitude de se rendre au bord de l’immense lac el-Assad créé par le barrage de Tabqa sur l’Euphrate et de plonger pour revoir au fond de l’eau les vestiges d’une ville engloutie par la construction du barrage, l’image de tout un pays englouti par la guerre.
C’est sa vie qu’il revoit en plongeant avec son masque et son tuba, les souvenirs avec sa compagne Sarah, poétesse comme lui, avec ses enfants Salim, Brahim et Nazifé, quand ils étaient encore auprès de lui avant de se battre et d’être broyés par les guerres.
On comprend cet immense chagrin d’être, comme il l’écrit, « mort d’être resté en vie ».
« Toute ma vie, j’ai écrit parce que je souffrais de voir se briser le pays: celui des rêveries de l’enfant À ma sortie de prison, il ne me restait sur le crâne qu’une grande calotte glaciaire. J’avais perdu mon âme. »
Jeune, il avait mis son talent à glorifier son pays. Devenu vieux, avec un cancer qui menace, il n’a plus trouvé d’autre endroit pour cacher sa douleur que de plonger au fond du lac. « Vieillir, écrit-il, c’est devenir l’enfant que plus personne ne voit. »
Torturé pour l’obliger à écrire à la gloire du régime, humilié, il en était même arrivé à douter des mots, Écrire devait être une « chose aussi simple que vivre et aimer », mais quand il sort de prison, il devient muet, incapable de mots.

Raconter autrement
Antoine Wauters réussit à travers l’écriture poétique à raconter autrement que la prose ne peut le faire les souffrances des Syriens, comme celles de toutes les guerres. Cette écriture lui permet d’alterner les images tendres et aimantes du quotidien le plus banal, aux images des tortures du régime Assad aussi bien que des fous de Daech.
Un livre qui montre qu’au-delà des mots et des images usuels il existe encore un langage pour dire le monde comme il va mal, et pour dénoncer les monstres que nous générons par nos aveuglements.