Les Inrockuptibles, 13 septembre 2021, par Amélie Quentel
Dans son nouveau livre, Sandra Lucbert s’attaque une nouvelle fois (et avec brio) au langage néolibéral
Avec Le Ministère des contes publics, remarquable « intervention littéraire », Sandra Lucbert (Prix Les Inrockuptibles Essai en 2020) poursuit son travail sur les effets politiques de la parole néolibérale.
Dans Le Ministère des contes publics, Sandra Lucbert laisse à dessein les lecteur·ices dans le flou : ce cauchemar terrifiant mettant en scène Pierre Moscovici, est-il inventé ou réel ? Tel dialogue a-t-il vraiment eu lieu ou bien est-il issu de son imagination ?
Le doute est permis : la monstruosité du réel ne cesse jamais de nous décevoir. « Tout l’enjeu de mon travail se situe là : de la littérature qui pense le social historique », nous écrit l’autrice par mail, revendiquant pour ses livres une « forme hybride d’intervention littéraire », mêlant faits établis et rêves plus vrais que nature. Dans ce texte à la fois drôle, incisif et d’une grande subtilité – en somme : brillant –, la normalienne, récipiendaire en 2020 du prix des Inrockuptibles dans la catégorie essais pour Personne ne sort les fusils (Seuil), poursuit son travail autour des « puissances hypnotiques de la langue » et des effets politiques induits par la naturalisation de la parole néolibérale.
« À Die, la maternité a fermé pour des raisons d’économie, un accouchement a mal tourné, l’enfant est mort […] Pourquoi l’hélicoptère qui était attendu n’est-il pas arrivé ? Parce qu’il n’est pas arrivé. Pourquoi c’est comme ça ? Parce que c’est comme ça. » C’est à ce « c’est comme ça » autoperformatif que s’attaque l’écrivaine, montrant comment « la langue se charge du service d’ordre » d’une certaine conception du monde.
Un monde où « LaDettePubliqueC’EstMal », un monde où des personnes sont pauvres parce que bon, après tout, « c’est ainsi », un monde où tout est fait pour « garantir ce que le réel entier contredit » – quoi, le démantèlement des services publics aurait des conséquences terribles sur la vie des plus précaires ? À d’autres ! Mais si la « musique d’ambiance » nous étant assénée à longueur de journée, tant par les chaînes d’information en continu que par nos responsables politiques, tend à avoir des conséquences politiques véritables, Sandra Lucbert prouve ici à quel point la littérature peut « ramener de l’indicible dans le dicible, figurer de l’infigurable, rétablir des prédicats effacés », prenant ainsi l’ordre capitaliste à son propre jeu langagier. À lire absolument.