Le Soir, 28-29 août 2021, par Pierre Maury
Le poète immergé dans un lac
Antoine Wauters nous transporte en Syrie pour partager la vie et les pensées d’un vieil homme : Mahmoud ou la montée des eaux.
Un homme nage avec souplesse dans un lac, disparaît sous la surface, cherche dans l’élément liquide ce qui le relie à son passé, à son pays, à la poésie. Mahmoud Elmachi est un homme âgé que préoccupe un grain de beauté en train de grossir et dont il sait qu’il le condamne. Mais peut-être est-il de toute manière condamné, puisque Sarah n’est plus là et Leïla, sa première femme, encore moins, puisque le régime qui l’avait obligé à écrire pour sa gloire s’est durci de père en fils, que le barrage a effacé le paysage et que le pouvoir efface le peuple. Il n’y a pas que l’eau pour tout submerger.
Avec le nouveau roman en vers libres d’Antoine Wauters, nous voici en Syrie, à côté, sur et dans le lac el-Assad. Mahmoud ou la montée des eaux est le soliloque d’un vieux fou, c’est-à-dire, écoutons-le bien, d’un vieux sage. Le plus important, parfois, est pour lui de sauver un papillon de la noyade. Car il reste capable d’agir sur des événements minuscules, loin de la fureur qui s’est emparée des dirigeants de son pays : « Il est une publicité pour la mort », en dit-il, jusqu’à avoir été atteint par le découragement devant les mots, situation tragique pour un poète.
J’ai longtemps hésité.
Me tenir debout, écrire des livres et me résoudre
à les publier, tout me semblait stérile.
Une source d’émotion retenue
Le suicide, dont la tentation l’a effleuré, serait-il la réponse à ses incessantes interrogations ? Ou tiendra-t-il grâce aux souvenirs et à quelques rites, comme les tartines quotidiennes ?
Du pain au concombre avec une pointe de sel
et d’huile d’olive, qu’il dépose religieusement
sur les piles de pierres érigées plus tôt, trois, en sorte
qu’on peut voir trois piles de tartines en équilibre
sur trois piles de pierres, juste devant le lac.
Mahmoud mène, en apparence, une existence plane faite d’habitudes dont on devine qu’elles sont la charpente grâce à laquelle il peut, malgré la fatigue née de son impuissance, rester debout. Mais, à l’intérieur, cela bouillonne. Il reste bien des colères non éteintes en lui, des sursauts nourris de moments heureux. L’hésitation permanente entre le renoncement et l’action (car ce sont bien des mots qu’il continue à utiliser, malgré la faible efficacité qu’il leur attribue encore) est quand même un mouvement. Il en mesure la fragilité, nous les percevons comme une source d’émotion retenue, un mince filet qui maintient la vie.
À l’opposé, l’immense volume d’eau du lac de retenue est destiné, semble-t-il, à tout balayer devant lui le jour où le barrage cédera. Puisque, de toute manière, le projet pharaonique qui devait, pour la gloire du président el-Assad (père), rendre fertile toute une région, n’a prouvé depuis que son inutilité – sans oublier, comme l’auteur le signale dans une note, qu’il avait provoqué le déplacement de 11 000 familles.
Antoine Wauters romancier reste poète. Il l’avait prouvé déjà dans des livres comme Pense aux pierres sous tes pas. Et, comme précédemment aussi, le sillon de son écriture se coule dans des paysages et des cultures autres. Il se les approprie et nous les offre.