Études, octobre 2021, par Agnès Mannooretonil
Mahmoud ou la montée des eaux sera, sans aucun doute, unanimement salué comme un texte d’une qualité poétique rare. Antoine Wauters brode sur la toile de l’épouvantable réalité syrienne, en des versets poétiques, les mots du vieux Mahmoud Elmachi, des mots chaque jour arrachés au désir de disparaître pour se soustraire aux souvenirs de la guerre et à la peur. Ces paroles – récit, cri, chant, dont le seul poids d’espoir est celui de la folie – crèvent le voile d’habitude qui a fini par se poser sur le récit des tortures, des bombardements, des assassinats et des viols du régime de Bachar el-Assad. Dès les premières pages de ce livre magnifique se pose, on le comprend, la question de la légitimité d’une telle beauté pour dire l’insoutenable existence du mal. Mais Antoine Wauters nous garde de toute fascination. Ces eaux qui « montent » sont la matière indiscernable, mal et bien mêlés, dans laquelle sont plongées les vies humaines. Ce sont les eaux du pharaonique lac de barrage Elmachi, construit par Hafez el-Assad, où plonge tous les jours Mahmoud à la recherche de son village englouti. Ce sont aussi les eaux de sa mémoire, où flottent encore ses trois enfants, Brahim, Salim et Nazifé, assassinés pendant le « Printemps syrien ». Ces eaux charrient tous les souvenirs de l’horreur, mais aussi ceux de l’amour, dont le goût a été perdu, et les bribes de poèmes qui surnagent comme la petite barque de Mahmoud. La poésie n’est peut-être qu’un beau débris, mais elle apparaît face à la marée montante de la peur comme ce qu’il y a de plus solide. Il faut sans doute plonger au plus profond pour comprendre une telle profession de foi dans le pouvoir de la littérature.