Le Temps, 2 octobre 2021, par Julien Burri

« Les helvétismes ne me font pas peur »

Elle publie un premier roman très remarqué à Paris, chez Verdier : D’oncle. Bilingue, la Zurichoise Rebecca Gisler, trente ans, a choisi d’écrire en français, la langue de sa mère. Rencontre sur les rives de la Limmat, avant la lecture qu’elle donnera ce dimanche [3 octobre 2021] à Fribourg

Nous avons arpenté Zurich, de la gare aux quais de la Limmat, à Zürich-West. Nous avons regardé, envieux, les baigneurs profiter de l’été indien, notamment un gigantesque flamant rose gonflable qui dérivait sur le fleuve avec ses occupants. « J’ai failli vous dire de prendre votre maillot de bain ! Je n’ai pas osé, on ne se connaissait pas… », regrette Rebecca Gisler. La prochaine fois, promis, on ira sur l’île de Werdinsel où elle aime tant se baigner, plus sauvage et alternative, avec ses nudistes qui se fichent du qu’en-dira-t-on.

Gigantesque chantier
À défaut de bain, on traverse la ville à pied. « Voici la plus belle route de Zurich : Hohlstrasse », annonce l’écrivaine âgée de trente ans, sur un ton ironique. Ce Zurich-là est un gigantesque chantier à ciel ouvert. Le nouveau centre de police et de justice, démesuré, sort de terre avec ses centaines de cellules de prison construites dans un béton révolutionnaire, pour empêcher toutes fissures.
Sur l’heure et demie d’enregistrement de l’interview, on n’entendra rien, sauf les marteaux-piqueurs et les trains. Car nous nous arrêtons sur le pont Hardbrücke, pour admirer l’une des vues préférées de Rebecca Gisler sur sa ville natale, Zurich, cette « grande petite ville » : un fascinant entrelacement de voies ferrées. Une invitation au départ ou à la fuite.
Rebecca Gisler a vécu cinq ans à Paris, où elle est aujourd’hui publiée (par les éditions Verdier), elle a étudié à Bienne (à l’Institut littéraire suisse), et passé une partie de son enfance en Bretagne. Elle vit provisoirement dans le quartier d’Altstetten et fait des allers-retours entre la France et la Suisse, comme entre les langues – l’allemand, le suisse-allemand et le français –, une fluidité qui fait la force de son écriture. « Dans l’idéal, j’aimerais habiter à la campagne, pas loin de l’eau. Que ce soit un lac ou la mer. J’aimerais aussi être proche des gens. Ce sont tes amis qui font ta ville. »
Au bout de cette suite de chantiers et de voies ferrées, il y a le calme de la Limmat. Nous mangeons tout près, au restaurant-librairie Sphères, une salade et un sandwich. Si nous sommes venus, c’est pour parler D’oncle, son premier roman, auquel les médias français ont réservé un très bel accueil.
Le livre commence par une fuite, justement. Celle de l’oncle de la narratrice. « Une nuit, je me suis réveillée avec la certitude que l’oncle s’était enfui par le trou des toilettes. » La phrase liminaire est bien plus longue, comme un train avec de nombreux wagons. On n’en donne ici que le début, mais le ton est posé : absurde, bourré d’humour, tragique en même temps, un alliage rare et précieux.

Heavy metal
L’oncle, qui doit peser « un bon quintal », vit en Bretagne avec son neveu et sa nièce (qui n’est autre que la narratrice du roman). À cinquante-deux ans, il boit, se goinfre de biscuits au chocolat, écoute du heavy metal et interdit à quiconque de pénétrer dans sa chambre, un nid de crasse et de détritus. L’oncle est monstrueux et attachant, prosaïque et merveilleux.
La narratrice, elle, ressemble à l’auteure. Comme elle, elle gagne sa vie en traduisant des notices d’aliments pour animaux, de l’allemand au français, pour une animalerie suisse. Comme elle, elle a un frère et une maison familiale en Bretagne. Ce roman est-il autobiographique ? Qui est cet oncle quasi légendaire ?
« L’oncle est une création. Il y a un squelette que je tire de mon vécu, mais ensuite je prends mes libertés vis-à-vis de la réalité. C’est le livre qui m’a guidée. Il n’y a pas vraiment d’histoire, il y a un mouvement. Des petits récits qui s’ajoutent les uns aux autres. Ses longues phrases ont fait bouger, gonfler ce personnage. » Ce personnage, elle l’observe à la loupe, avec tendresse, mais sans condescendance. Pas de jugement, pas de psychologie. « Il n’a rien de particulier, il n’a rien vécu d’exceptionnel. Des gens à la marge, invisibles, comme lui, il y en a beaucoup. Mais chaque destin est incomparable », souligne l’auteure.
La réussite du roman tient à son écriture, dès son titre à l’incorrection revendiquée. « J’ai toujours un peu l’impression que mes phrases sonnent mal. Je me traduis en allemand, quand j’écris en français, pour me comprendre moi-même. Cela m’aide, puis je reviens au français. » Ce va-et-vient lui permet un travail sur la langue, dont elle fait ressortir les étrangetés. « Je me sens libre de faire de longues phrases, de briser la syntaxe. Il y a une musicalité différente. » Écrire en français n’allait pas de soi, pour elle qui a suivi sa scolarité en allemand, à Zurich. Elle a commencé par faire paraître des textes, en allemand, dans des revues : Kolt, à Olten, Fabrikzeitung, à Zurich, ou encore Glitter, à Berlin.
« Cela fait douze ans que je me tâte, que j’écris dans mon coin. Le travail, c’est de chercher la voix, pour transmettre un sentiment ou un lieu. Alors j’ai laissé l’oncle gonfler, prendre de la place… »

Des phrases qui boitent
Les phrases de Rebecca Gisler boitent. De cette faiblesse, elle a fait sa force, son originalité. Une grande précision stylistique. « J’ai encore l’impression que c’est fragile. J’ai lu beaucoup de poésie, pour m’inspirer, parce que c’est la manière la plus libre d’écrire. » Les helvétismes ne lui font pas peur. « C’est cela qui fait la beauté des langues. Quand j’écrivais en allemand, on me disait : « Ce n’est pas tout à fait allemand! » Il y avait des influences suisses alémaniques et francophones. Mon français non plus n’est pas tout à fait français, c’est un entre-deux. » En lisant des auteurs québécois, tels qu’Hervé Bouchard ou Réjean Ducharme, elle prend la mesure de la liberté qu’elle peut adopter par rapport au français de la métropole. En matière de littérature, ses admirations vont à Kafka et Emmanuel Bove, Eugène Savitzkaya et Henri Michaux, Markus Werner et Henri Calet « J’aime le flou dans les textes. Les personnages insaisissables et l’humour gris, les situations complètement absurdes d’un quotidien désespérant… Ce qui m’intéresse, quand je lis, ce ne sont pas les histoires, ce sont les sensations. »
On lui pose souvent la question : oui, elle pense et elle rêve en français. Rebecca Gisler a traduit son propre roman en allemand. Elle cherche encore le bon titre. « C’est un autre livre, en réalité. Il est plein de parties qui n’existent pas dans la version française. »

Les belles dents des Suisses
« On n’écrit pas un roman avec de vagues souvenirs et des histoires d’hôpitaux, avec la mort d’un lapin ou avec des anecdotes à propos d’une auberge délabrée, avec un oncle même pas mort », lit-on page 94. Et pourtant si. Le rêve de Flaubert n’était-il pas d’écrire un livre « sur rien » ? Sur la vie, l’amour, la solitude et la mort ? Il y a tout cela dans les 121 pages de D’oncle. Le livre parvient aussi à dépeindre la frontière entre l’enfance et l’âge adulte. Il contient un passage très taquin sur la Suisse (pays dans lequel tous les habitants arboreraient des dents « impeccablement détartrées »), et de magnifiques portraits de chiens éclopés et plus ou moins monstrueux. Cette tératologie qui n’a pas pour but d’amuser la galerie; elle émeut profondément. Ne sommes-nous pas tous des créatures plus ou moins éclopées et curieuses à observer de près ?
Les moineaux nous frôlent la tête. Ils sont intéressés par les miettes, dans nos assiettes. Il est 13 heures, sur la terrasse du restaurant Sphères, le sol se met à trembler. Ce n’est pas l’oncle qui se manifeste, mais le chantier voisin qui reprend. C’est le moment de regagner le fleuve et de rêver à l’océan.